Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

La Sainte Russie contre l’Occident

de Kathy Rousselet, Paris, Editions Salvator, 2022, 170 p., 18,50 €

 

✍🏻 Serge Model
Doctorant en Sciences politiques UCLouvain , ancien secrétaire de l’archevêché orthodoxe russe en Belgique, chercheur spécialisé sur l’orthodoxie.

Depuis l’invasion du 24 février 2022, l’opinion publique occidentale a redécouvert cette « autre forme du christianisme historique » qu’est l’Église orthodoxe, et notamment sa variante russe. Soudain, les bulbes dorés, les prélats aux longues barbes, les liturgies byzantines ont surgi sur les écrans, les médias se sont effarés des déclarations nationalistes ou bellicistes de certains ecclésiastiques. Les experts qui, jusque-là, discutaient discrètement de ces sujets (citons Antoine Arjakovsky, Jean-François Colosimo ou Yves Hamant) ont été appelés à la rescousse pour aider à comprendre ces notions de « sainte Russie », de « Troisième Rome » et de « Monde russe » .

Depuis trois décennies, l’Église orthodoxe russe manifestait une relative ouverture vers l’Ouest. Aujourd’hui, sa hiérarchie contribue à opposer la Russie à l’Occident. Alignés sur les discours de Vladimir Poutine, les propos récurrents du patriarche Kirill ou Cyrille (Gundiaev) de Moscou et d’autres prélats qui évoquent à propos du conflit ukrainien une «guerre à signification métaphysique » (alors même que ce concept est étranger à la tradition orthodoxe[1]) n’en finissent pas d’interpeller.  

C’est à une plus grande intelligibilité des liens entre l’orthodoxie russe et le pouvoir poutinien que contribue ce petit livre de 170 pages. Directrice de recherche à Sciences Po Paris et l’une des meilleures spécialistes des questions religieuses dans l’espace postsoviétique, Kathy Rousselet y cerne une problématique complexe de manière exhaustive, précise et nuancée. À rebours de certaines exagérations, indignations ou imprécations, l’auteure remet, si l’on peut dire, « l’église au milieu du village ». 

L’ouvrage débute par un rappel des relations depuis 1991 entre l’Église orthodoxe et l’État russe. Les maîtres-mots de cette indispensable remembrance sont « reconstruction », « collaboration » puis « instrumentalisation » du religieux par le politique, dans le contexte particulier de la recherche identitaire de la Russie postsoviétique.  Depuis l’accession au pouvoir de Poutine plus spécifiquement, « la volonté d’expansion de l’Église l’a incitée à chercher le soutien de l’État », résume l’auteure. « Symétriquement, (…) le pouvoir poutinien a appelé au développement des valeurs spirituelles et morales et a trouvé dans l’Église un appui symbolique ». Au-delà de la rhétorique incantatoire du régime, « élites politiques, économiques et religieuses se sont liées pour la captation des ressources ». En d’autres termes, l’on se situe exactement dans le cas de figure que les politologues dénomment « donnant-donnant » ou « échange politique » entre acteurs sociaux. Mme Rousselet analyse aussi les relations entre l’Église et les siloviki (les structures de force : FSB, armée et Garde nationale), les courants traditionalistes et les mouvements nationalistes, que le patriarcat de Moscou peine à contrôler malgré la « verticale du pouvoir » bâtie par Kirill depuis son élection en 2009. Il faut dire que « de même que l’État russe ne peut être réduit à son président, de même l’Église orthodoxe russe ne peut être identifiée à son patriarche. Elle est traversée de courants antagonistes ayant des positions diverses », précise-t-elle.

Dans le chapitre suivant, l’auteure montre que, malgré des primats considérés comme « neutres » (le patriarche Alexis II, 1990-2008) ou « libéraux » (telle était, au départ, la réputation du patriarche Kirill), l’Église a surfé ces dernières années sur les sentiments anti-occidentaux en Russie, rejoignant voire inspirant les thématiques poutiniennes sur « l’identité historique » et les « valeurs morales traditionnelles ».  Apparue au milieu des années 2000, renforcée lors du « tournant conservateur » de 2012, cette rhétorique de repli sur soi et d’antagonisme à un Occident « dépravé » se développa dans l’Église « autour de la question de la justice des mineurs, des violences domestiques, de l’affaire Pussy Riot ou de l’homosexualité », souligne Rousselet. Même si des témoignages « attestent d’un nombre important d’homosexuels dans les monastères russes » (on peut en dire autant de la hiérarchie orthodoxe), le rejet des « orientations sexuelles non-traditionnelles » caractéristique de la période soviétique semble ancré dans la conscience populaire. Le « lien entre homosexualité et Occident était déjà bien construit » dans les années 1990, remarque l’auteur ; il ne restait plus qu’à l’adapter au nouveau contexte pour affirmer, comme le fit le patriarche, que le conflit avec l’Ukraine vise à « protéger le Donbass des valeurs véhiculées par le ‘pouvoir mondial’ et notamment des Gay Pride ». Si cette position peut nous paraître insensée, elle s’inscrit dans une logique intelligible pour une bonne part de la société russe.

Le troisième chapitre explique comment, dans sa querelle pour la prééminence mondiale avec le patriarcat de Constantinople (chef de file historique de la famille orthodoxe), celui de Moscou s’appuie sur le traditionnel messianisme russe, certes remodelé (ce que Rousselet appelle « la fabrique de la tradition »). Cette idéologie se présente sous une forme à la fois nationale (la « préservation de la Rous’ historique ») et globale (un « monde russe » considéré comme « plus attentif à l’évolution spirituelle des sociétés que la civilisation occidentale largement déchristianisée » et permettant que « les individus et les peuples s’unissent sur la base de valeurs communes sans perdre leur identité nationale, religieuse et culturelle »). En Ukraine majoritairement orthodoxe, l’imbroglio entre l’Église promoscovite et celle déclarée autocéphale (indépendante) par Constantinople en 2018-2019 mais non reconnue par une série d’Églises locales a d’ailleurs sérieusement mis à mal l’unité orthodoxe.  La géopolitique de l’orthodoxie, pointe l’auteure, « a considérablement évolué avec l’accélération de la globalisation et des migrations, les nouvelles logiques de territorialisation, la concurrence croissante entre les patriarcats ». Et si « cette géopolitique a pu servir, mais aussi parfois desservir l’État russe », une véritable fracture traverse désormais ce qu’en d’autres temps Samuel Huntington qualifiait de « civilisation orthodoxe ». Il sera sans doute malaisé de réunifier celle-ci, tout comme seront difficiles à rétablir les relations entre voisins russes et ukrainiens.

Le dernier chapitre porte naturellement sur la guerre de 2022. Malgré la résistance larvée de certains de ses prêtres voire de quelques évêques (comme les métropolites Innocent de Vilnius, Jean de Doubna/Paris et, peut-être, Hilarion Alfeïev, « numéro deux » du patriarcat qui fut démis de ses charges), le patriarcat de Moscou justifie « moralement »ce conflit. La rhétorique antioccidentale et antilibérale du patriarche et d’autres clercs médiatisés (parfois plus virulents encore que leur primat) nourrit certes la propagande du régime, mais discrédite aussi cette Église tant auprès de sa composante ukrainienne (laquelle a proclamé son indépendance de facto le 27 mai 2022[2]) que de nombreux orthodoxes hors de Russie. Le livre précise cependant – à juste titre, pensons-nous – que le rôle de l’institution ecclésiale dans le système poutinien relève plutôt du décorum que du cœur de l’action politique. « Malgré les apparences, il est difficile de conclure que Vladimir Poutine a fait des concessions majeures au patriarcat de Moscou », écrit l’auteure, qui souligne même une « déception mutuelle » entre les deux protagonistes. Poutine « a pu tester dans ses discours des idées proches des libéraux comme des ultra-conservateurs, mais l’idéologie qu’il défend avant tout est l’idéologie soviétique portée par la génération de fonctionnaires dont il fait partie, et à laquelle adhère une grande partie de la population ». La collaboration entre l’Église et l’État pourrait donc n’être que de façade : malgré le « jeu d’échanges de dons et de contre-dons entre élites politiques et religieuses », « l’Église orthodoxe russe est aujourd’hui une institution sans grande influence politique en Russie » et son rôle « ne doit pas être surestimé ». Et de rappeler la faible pratique religieuse, le manque de privilèges autres que symboliques pour l’Église, les obstacles que celle-ci rencontre à récupérer, rénover ou faire construire des lieux de culte, l’insuffisance du nombre de prêtres dans l’aumônerie militaire … On peut y ajouter les difficultés d’implémentation, depuis des années, du cours de « fondements de la culture orthodoxe » dans le système scolaire russe ou encore – pour ce qu’on peut en connaître – l’absence de motivations religieuses des engagés de l’« opération militaire spéciale ».

Même si, sur des questions de détail, l’on peut parfois diverger de telle ou telle analyse de l’auteure, sa lecture toute en finesse des relations entre l’Église et l’État aide à saisir bien des tenants et aboutissants d’un « estrangement » de plus en plus marqué entre la Russie et le monde, dans lequel la vieille querelle entre slavophiles et occidentalistes voit la défaite (provisoire ?) de ces derniers. 

[1] Voir par exemple : « L’Église orthodoxe face à la guerre », Contacts – Revue française de l’orthodoxie, n°278, 2022.

[2] Ce qui n’empêche pas les autorités ukrainiennes de la soupçonner d’être une cinquième colonne de l’État russe. À l’heure où nous écrivons (décembre 2022), des dispositions ont été prises pour interdire se présence sur le territoire ukrainien.

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