Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Le péril russe

Revue de l’Actualité Euro-Russe du 1 au 31 décembre 2021

La citation du mois

« This is, pardon me, political Kama Sutra. »

S. Lavrov, à propos de la diplomatie européenne qui vise simultanément à contraindre, repousser et dialoguer avec la Russie. Interview « Solovyev Live », 27 décembre 2021  

Repères chronologiques
______

30 novembre-1 décembre
Ministérielle de l’OTAN, Riga

2-3 décembre
Ministérielle de l’OSCE, Stockholm

2 décembre
Le Conseil ajoute 17 personnes et 11 entités à la liste des sanctions liées au franchissement illégal des frontières de l’UE
.

7 décembre
Rencontre du RP russe V.Chizhov avec le coordinateur anti-terroriste UE Ilkka Salmi 

8 décembre
La Commission européenne propose de créer un 
instrument de protection de l’UE et de ses États membres contre la coercition économique d’acteurs extérieurs

9-10 décembre
Le Conseil Justice et Affaires intérieures accorde une large attention au risque d’une reprise de la menace hybride de la part de la Biélorussie ou d’autres voisins

13 décembre
– Ministérielle du G7
– Le Conseil Affaires étrangères adopte des mesures restrictives à l’encontre du groupe Wagner

14 décembre

15 décembre
Sommet du Partenariat oriental
Sommet virtuel Poutine-Xi

16 décembre
Conseil européen
-Résolution du parlement européen sur la situation en Ukraine

20 décembre
Création du groupe spécial de l’OMC sur le différent UE-Russie

A lire

Céline Bayou, Russie: le vice-Chancelier allemand s’oppose à Nord Stream 2, Regards sur l’Est, 19 décembre 202

Nicolas Gros-Verheyde, Les Wagner arrivent au Mali. Panique à bord. Les Français avertissent : c’est eux ou nous! (v3), B2 Le quotidien de l’Europe géopolitique, 23 décembre 2021.

 

La diplomatie européenne sur une ligne de crête

« Russia has learned that when its objectives are unpalatable to the West, aggressive actions are the best way to achieve them. Causing damage has proven the most effective means of getting adversaries to do what Russia wants – even when what it wants is no more than dialogue, recognition and ‘respect’ »
Keir Giles.

1. Tirer l’Europe de son sommeil géopolitique

Jusqu’à la fin du mois de novembre, les européens apparaissent encore très divisés sur la gravité de la menace russe. Les États de l’Ouest européen ne redoutent pas tant l’invasion russe de l’Ukraine qu’une escalade à la suite d’une provocation. Les États baltes et la Pologne, en revanche, dénoncent l’imminence d’une agression russe et appellent sans relâche, lors des rencontres bilatérales ou via les déclarations du triangle de Lublin (ou « L3 »), à élaborer de nouveaux paquets de sanctions capables d’exercer une dissuasion massive.

Le message est répété quotidiennement par les voisins européens de la Russie: l’urgence de « cesser de passer des appels téléphoniques pour passer aux actes concrets » (Kalle Laanet, Ministre de la Défense estonien, à la Ministre de la Défense française Florence Parly), la nécessaire préparation d’une « réponse rapide et uniforme de la part de l’UE » (Alar Karis, président de l’Estonie aux présidents du Conseil européen et de la Commission) ou encore l’exhortation à l’UE de se « réveiller de son sommeil géopolitique » (Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki). In fine, c’est le partage d’informations classifiées américaines en amont des ministérielles de Riga (ministérielle Affaires étrangères OTAN, 30 novembre – 1 décembre 2021) et de Stockholm (ministérielle Affaires étrangères OSCE, 2 et 3 décembre 2021) qui convainc les européens – Berlin compris – qu’une invasion russe est en préparation pour le début de l’année 2022.

La position allemande représente le principal verrou pour une approche coordonnée de l’Ouest, notamment à l’égard de Nord Stream 2 qui doit pouvoir servir de levier de pression sur Moscou, tout en profitant de la latence offerte par la procédure de certification du gazoduc. Il faut aussi noter que le ton politique se durcit à la suite du jugement, par une cour berlinoise, dans l’affaire du « meurtre du jardin zoologique » (à l’encontre d’un citoyen tchétchène de Géorgie) qui conclut à un cas de « terrorisme d’État » imputable au Kremlin et suivi de l’expulsion de deux diplomates russes[ii].

A l’issue de cette première semaine de coordination diplomatique intense, la Commission européenne confirme, le 7 décembre, que face à cette « attaque contre l’intégrité territoriale et la souveraineté du pays, l’UE est unie derrière le gouvernement de Kiev ». Le message d’unité étant acquis, il reste à élaborer la ligne de crête de la diplomatie européenneet à s’accorder sur des sanctions politiquement, économiquement et juridiquement solides.

2. France-Allemagne-Pologne

Nonobstant l’alarmisme des États-Unis, Paris et Berlin continuent de privilégier la voie du dialogue avec Moscou, bien que sur un ton plus martial. Emmanuel Macron prévoit de s’entretenir avec les présidents ukrainiens et russe et insiste sur la nécessité de coordonner avec le chancelier Scholz (qu’il rencontre le 10 décembre) « les moyens de réengager la Russie dans le cadre du format ‘Normandie’ entre l’Ukraine, la Russie, l’Allemagne et la France » en vue d’ « avoir un format aussi pour ‘dé-conflicter’, enlever de la tension sur la relation avec l’Otan».  C’est également la position allemande pour laquelle « tout l’effort de l’Europe doit être orienté vers la réactivation des formats existants (le format Normandie, ndlr) » (Robert Habeck, co-président du parti vert allemand et Ministre de l’Economie et du Climat). Le couple franco-allemand semble suivi à cet égard par Vienne et Helsinki, ainsi, peut-être plus discrètement, par d’autres capitales davantage enclines au dialogue avec Moscou.

En Autriche, le nouveau Chancelier Nehammer maintient la position de conciliation à l’égard de Moscou et continue d’appuyer le projet Nord Stream 2, en soulignant qu’il serait « contreproductif de remettre le gazoduc en question à chaque fois que des tensions surgissent entre la Russie et l’Ukraine ».

Quant au président finlandais, Sauli Niinistö, il s’est entretenu par téléphone avec le président russe sur la situation à la frontière ukrainienne. Niinistö a insisté sur la nécessité d’une résolution diplomatique des tensions, en soulignant la « ligne stable de la politique étrangère et sécuritaire » de la Finlande. La Première Ministre Sanna Marin a par ailleurs rejeté le lien entre Nord Stream 2 et la question ukrainienne en affirmant qu’il était important de « garder la politique énergétique en dehors du conflit ».

Seul obstacle, mais de taille : la Russie est clairement déterminée à traiter le dossier avec les États-Unis, sans s’encombrer d’alliés secondaires qui ne feraient que ralentir et alourdir la résolution de la crise. Pour Moscou, la ligne diplomatique de l’UE fondée sur le tryptique « contain, push back, engage », s’apparente à un « kamasutra politique » dont le Kremlin préfère se dissocier. Reste à savoir dans quelle mesure les États-Unis coordonneront une éventuelle réponse avec Paris et Berlin, vu le choc récent de l’affaire AUKUS et le désengagement désordonné d’Afghanistan.

Par ailleurs, l’élaboration d’une position d’unité – ou plutôt in casu d’union sacrée – relève du miracle si l’on considère la rudesse des échanges entre Varsovie, d’une part, et Berlin ou Bruxelles, d’autre part.

Le 13 décembre, le nouveau chancelier allemand s’est rendu à Varsovie. La conférence de presse d’Olaf Scholz et Mateusz Morawiecki a mis en évidence la proximité des deux nations mais également la divergence des vues quant au projet européen. En particulier, l’accord de gouvernement allemand qui porte l’idée d’un État fédéral européen a provoqué l’indignation du Premier Ministre polonais qui a rappelé son attachement à une Union d’États souverains. Dans ce contexte, le vice-Premier Ministre et président du Parti Droit et Justice (PiS), Jaroslaw Kaczyński, est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir transformer l’UE en un « quatrième Reich ».

Les relations entre Varsovie et Bruxelles ne se sont pas davantage apaisées depuis l’accueil « brutal » du Commissaire Reynders en Pologne au mois de novembre et la procédure engagée par l’Union contre les atteintes polonaises à l’indépendance de la justice. Ce mois-ci, les tensions sont montées d’un nouveau cran avec l’avis remis par l’avocat général sur la possibilité (portée par deux contributeurs nets du budget de l’UE, l’Allemagne et les Pays-Bas) de bloquer le transfert de fonds européens – en l’occurrence le fonds de relance post-Covid – aux pays qui ne seraient pas en mesure de garantir l’impartialité de la justice et des organes de contrôle anti-corruption. 

3. Quelles sanctions pour quelle dissuasion?

La réunion des ministres des Affaires étrangères du G7 en Grande-Bretagne a constitué l’occasion d’une coordination transatlantique sur la nature et l’ampleur des mesures de dissuasion possible contre la Russie. C’est la déclaration issue de cette réunion qui formule le principe de « conséquences massives et d’un coût sévère en réponse à toute agression militaire ». Mais quelles sont ces conséquences massives et ces coûts sévères, et quelle serait leur portée réelle?

Nord Stream

Rappelons que le 21 juillet dernier, les États-Unis et l’Allemagne sont parvenus à un accord technique (tout en maintenant une opposition de principe) sur la finalisation et l’éventuelle mise en service du gazoduc. Certes, Washington maintient que Nord Stream 2 est un bad deal pour la sécurité européenne, mais l’administration Biden choisit de restaurer les relations avec l’allié allemand. Les sanctions américaines sont donc suspendues en échange d’engagements fermes de Berlin en faveur du transit par l’Ukraine. A cet égard, Berlin s’engage notamment à nommer un envoyé spécial pour aider Kiev à négocier le prochain accord de transit avec Moscou au-delà de 2024 ; à financer la transition verte de l’Ukraine ; et à consacrer un budget de 70 millions de dollars à la modernisation du système de transit des hydrocarbures.

Quant à savoir si Nord Stream 2 peut aujourd’hui constituer l’objet d’une sanction dans l’affaire ukrainienne dépend davantage du jeu politique au sein de la coalition allemande. Le Monde y consacre une analyse nourrie selon laquelle le Chancelier poursuit l’œuvre d’Angela Merkel en « jouant la carte juridique » tandis que les partenaires écologistes de la coalition (Annalena Baerbock et Robert Habeck, respectivement Ministres des Affaires étrangères et de l’Économie), jouent la carte politique et appellent à lier la mise en service du pipeline au respect de la souveraineté ukrainienne. Selon l’analyste du DGAP sollicité par le quotidien français, Nord Stream 2 apparaît comme le curseur de la législature naissante pour définir qui – du Chancelier ou de la Ministre des Affaires étrangères – définira les orientations diplomatiques de l’ère post-Merkel.

Enfin, au niveau de l’UE, le dossier Nord Stream 2 reste un dossier embrassant mais qui ne peut être évacué juridiquement tant qu’il respecte les normes européennes. C’est donc bien à Berlin que se joue la décision, et à Berlin que se cristalliseront les pressions sur l’idée d’inclure, ou non, le gazoduc dans l’arsenal des sanctions.

Des sanctions économiques et financières

En 2019 et en 2021, les États-Unis avaient interdit l’acquisition par des institutions financières américaines d’obligations (bonds) russes sur le marché primaire, mais cette interdiction se n’applique pas aux échanges sur le marché secondaire, ce qui constituerait donc une option pour le renforcement des sanctions.

Une autre hypothèse, potentiellement dangereuse pour les émetteurs eux-mêmes, est celle de sanctions larges sur des secteurs entiers de l’industrie russe. Cette piste est évoquée dans une résolution maximaliste du Parlement européen du 16 décembre qui appelle à « cibler des secteurs importants de l’économie russe » et  à « perturber le financement des services de renseignement et de l’armée ».

La sanction la plus sévère, et dont les effets seraient les plus importants pour l’économie russe, est celle qui viserait à exclure la Russie du système de paiements internationaux SWIFT. SWIFT est une banque de droit belge dominée dans les faits par les États-Unis dans la mesure où les échanges se font en dollars. Sortir la Russie du système de communication interbancaire dont sont membres plus de 10 000 institutions financières, comme ce fut le cas de l’Iran, signifierait pour Moscou la perte du principal mécanisme de paiement pour ses exportations de matières premières, et donc un coût substantiel pour ses équilibres budgétaires. En anticipation de ce risque, la Russie a commencé en 2018 à travailler sur la création d’un système de communication bancaire indépendant de SWIFT. Selon The Economist, non seulement cette option est plus complexe qu’il n’y paraît, mais elle comporte également des risques économiques importants pour les États-Unis, l’UE et plus généralement l’architecture financière internationale.  « This would harm Russia, but it is a bad idea as it would disrupt other economies, and start a rush of autocratic regimes to find non-Western alternatives » (Economist). Sans compter le fait que cette sanction heurterait de plein fouet la société russe toute entière, et contredirait l’idée dominante dans l’UE que les sanctions doivent être le plus ciblées possible sur le Kremlin et les opérateurs économiques.

Des sanctions diplomatiques et consulaires

Le Parlement européen, dans les débats qui accompagnent sa résolution du 16 décembre sur la « Situation à la frontière ukrainienne et dans les territoires de l’Ukraine occupés par la Russie », indique que des sanctions contre le haut personnel militaire russe et « les oligarques du cercle du président russe Vladimir Poutine » sont également sur la table, ce que confirme indirectement la ministre allemande de la Défense, Christine Lambrecht, qui considère que Poutine « ne devrait plus être autorisé à faire ses courses sur les Champs Elysées » et que l’UE devrait utiliser tous les instruments possibles pour exercer une pression sur la Russie. La même résolution suggère qu’en cas d’attaque, « la première action que l’Union devra prendre immédiatement sera d’annuler toutes les possibilités de voyage et de retirer l’exemption de visa pour les détenteurs de passeports diplomatiques russes, à l’exception des diplomates accrédités ».

En conclusion, l’idée de sanctions sévères, massives ou inédites ne peut produire l’effet dissuasif désiré que par la crainte d’un dommage imparable. Dans cette logique, le monde politique s’efforce d’atténuer ou d’ignorer les mises en garde que lui adressent les experts. Pourtant, certains appellent à davantage de prudence dans le maniement de cette arme qui « pérennise les conflits, irrite les alliés, impose des coûts à la population, et encourage les cibles à développer des solutions alternatives ».

4. Réaffirmer les liens avec le voisinage partagé

Le 6ème sommet du Partenariat oriental qui s’est tenu à Bruxelles le 15 décembre a été salué comme un moment fort puisqu’il réunit (physiquement) les dirigeants pour la première fois depuis 2017. Sur le contenu, les éléments les plus remarqués de la politique orientale de l’UE sont les suivants.

  • Renforcement du lien UE-Trio AA: La reconnaissance du trio d’association (Géorgie, Moldavie, Ukraine) par l’UE lors du Sommet UE-Ukraine d’octobre 2021 constitue une étape importante pour le rapprochement voulu par la diplomatie ukrainienne, même si plusieurs capitales s’inquiètent d’un partenariat à deux vitesses.
  • Le renforcement de la dimension sécuritaire – jusqu’alors discrète – dans le dialogue entre l’UE et ses voisins orientaux. Au début du mois de décembre, le Conseil a alloué un budget spécial au titre de la Facilité de paix européenne pour les États du Trio AA : 12,75 millions d’euros à la Géorgie, 7 millions à la Moldavie et 31 millions à l’Ukraine pour renforcer des capacités médicales, logistiques et de cyber-résilience.
  • La médiation européenne entre les dirigeants arméniens et azerbaïdjanais en marge du Conseil, qui a permis d’obtenir la libération de 10 prisonniers de guerre arméniens, rapatriés sur un vol financé par l’UE et escortés par le représentant spécial de l’UE pour le Sud Caucase, Toivo Klaar. Face aux accusations du Parlement qui dénonçaient l’insuffisance de l’action européenne, le directeur du SEAE pour la Russie, le Partenariat oriental, l’Asie centrale et l’OSCE a souligné l’importance de soutenir les efforts du Groupe de Minsk de l’OSCE (France, États-Unis, Russie) qui demeure l’instrument principal de résolution du conflit. « En l’absence de forces armées européennes » et face à la prépondérance stratégique russe sur le terrain, l’UE ne peut offrir que ce qu’elle a, c’est-à-dire une aide humanitaire, une aide pour l’élimination des mines et un soutien à la négociation sur le déminage et l’échange de prisonniers, a-t-il rappelé.

Mais il reste également une série de zones d’ombre quant à ce que l’UE est disposée à faire pour soutenir l’Ukraine dans son conflit avec Moscou.

La question de l’adhésion à l’UE

La question de l’adhésion possible/future des partenaires orientaux à l’UE a été passée sous silence dans la déclaration finale du Sommet. En réaction, l’Ukraine a entrepris d’obtenir le soutien individuel des États membres pour réaffirmer sa destinée européenne… Lors du Sommet du Partenariat, la présidence slovène a été la septième signataire de cette déclaration après la Pologne, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie et la Croatie.

L’appui militaire de l’UE à l’Ukraine

À la mi-décembre, le COPS, l’organe politique et de sécurité du Conseil, a examiné les options disponibles pour un soutien européen au secteur de la formation militaire en Ukraine (Professional Military Education-PME). Cette réflexion a débuté l’été dernier à la demande de l’Ukraine (sur suggestion balte). Au stade actuel, deux options retiennent l’attention du SEAE et des capitales.

La première, la plus importante en termes de moyens et la plus visible au niveau international, consiste à mettre en place une Mission d’entrainement (EUTM), à l’instar des missions déployées en RCA ou au Mali. La comparaison est d’autant plus piquante que c’est précisément dans ces deux cas que la cohabitation des forces européennes avec le groupe paramilitaire russe Wagner cause les plus vives tensions et sont à la source du paquet de sanctions adoptées le 13 décembre. Les mesures restrictives à l’encontre du groupe Wagner et de certains de ses membres ont été adoptées par le Conseil de l’UE sur la base  du régime de sanctions lié à la Syrie (2012), à l’Ukraine (2014) ou aux Droits de l’Homme (2020) (Cf. le Journal officiel de l’UE pour les détails de ces désignations).

La deuxième option, plus furtive, consiste à envoyer des experts militaires auprès du Ministère ukrainien de la Défense au titre de la European Peace Facility (EPF) qui a vu le jour en mars 2021 pour permettre, précisément, d’assouplir et d’étendre géographiquement les moyens de l’action militaire de l’UE.

Les arguments des États membres en faveur de l’une ou l’autre option reflètent l’état du débat européen sur la crise en Ukraine. Les États baltes et certains autres privilégient l’option maximaliste (une mission militaire, EUTM) pour afficher – avec la plus grande visibilité – le soutien inconditionnel de l’UE à l’Ukraine et ne pas donner l’impression que l’UE craint la réaction de Moscou. D’autres prônent une approche minimaliste (l’envoi de quelques conseillers sur un financement EPF), voire gradualiste (une étape de conseil avant une éventuelle montée en capacités).

Dans ce débat, plusieurs facteurs pèseront sur la capacité de l’UE à projeter une quelconque action stratégique : 1°, la volonté de l’Ukraine elle-même, qui doit pour cela engager des réformes dans le secteur de la formation militaire, 2°, l’évolution des négociations américano-russes et l’éventuelle escalade des tensions, et 3°, les conclusions du Groupe Politico-Militaire chargé de formuler des recommandations avant un nouveau débat sous présidence française.

Le soutien européen contre la cybermenace

De nombreux observateurs attirent l’attention sur le fait que la principale menace qui pèse sur l’Ukraine, au-delà d’une possible invasion terrestre, est celle d’une cyberattaque coordonnée qui pourrait mettre en échec des secteurs importants de l’économie ou le fonctionnement du gouvernement. Le soutien que l’UE serait susceptible d’apporter à l’Ukraine en ce domaine reste très faiblement évoqué dans la presse et les études européennes : lors du sommet UE-Ukraine d’octobre 2021, les présidents du Conseil européen et de la Commission avaient initié un « cyberdialogue » avec les autorités ukrainiennes, dialogue dont le second épisode est prévu pour le début de l’année 2022.

Dans le reste de l’actualité

1. La Lituanie contre l’Eurasie

Dans le courant du mois de décembre, la Lituanie a adopté une série de décisions qui enveniment simultanément ses relations avec Moscou et avec Pékin.

Le premier dossier concerne la cessation en urgence du cargo biélorusse sur le territoire lituanien, et le second, l’ouverture d’une représentation taiwanaise à Vilnius. 

L’affaire du cargo biélorusse constitue un dossier assez simple mais potentiellement très conflictogène. En synthèse : depuis août 2020, la Lituanie a exhorté les États-Unis à accentuer les sanctions sur la Biélorussie en ciblant notamment le revenu des exportations de potasse qui, selon le site spécialisé Railfreight, correspond à 80% du cargo lituanien, dont les revenus totaux approchent 400 millions d’euros par an.

Les sanctions américaines sont entrées en vigueur le 8 décembre dernier. Cependant, le fret, qui avait été prépayé par la Biélorussie jusqu’en février 2022, a continué à transiter par la Lituanie après l’entrée en vigueur des sanctions. Pour résoudre ce problème, le Ministère des Transports a déposé le 13 décembre un projet de loi imposant des sanctions sur les biens directement ou indirectement achetés du Belarus pour permettre la rupture unilatérale des contrats avec effet immédiat – et donner un fondement légal à la restitution des montants déjà payés par Belaruskali.

Ce faisant, Vilnius met également en péril d’autres types de marchandises : celles – vivres et munitions – qui traversent la Biélorussie pour parvenir de la Russie mainland à l’enclave de Kaliningrad.

La Russie a réagi le 16 décembre à cette possible interdiction du transit de biens biélorusses à travers la Lituanie et a évoqué le risque de représailles, alors même que Vilnius est déjà engagée dans une crise sans précédent avec Pékin à la suite de l’ouverture d’une représentation taiwanaise en Lituanie qui a conduit au blocage commercial et à l’expulsion de diplomates lituaniens de Chine.

Dans ce contexte de crispation croissante, il est vital pour la Lituanie de mobiliser les États-Unis et l’UE pour renforcer sa résilience face aux dangers d’une rupture de l’approvisionnement.

En termes d’approvisionnement énergétique, Vilnius a réussi, le 8 décembre, une connexion complète au réseau électrique européen via la Pologne en vue d’une déconnexion du réseau russe à l’horizon 2024. Pour le reste, la Lituanie peut compter sur son allié américain (comme l’a démontré la reconnaissance du ministre Landsbergis à l’égard des États-Unis « forstrengthening resistance to autocratic coersion by diversification of supply chains ») et sur l’UE dont l’arsenal juridique évolue pour parer à ce genre de situations.

La Commission a ainsi déposé le 8 décembre sa proposition pour l’adoption d’un instrument de protection de l’UE et de ses États membres contre la coercition économique d’acteurs extérieurs. Cette proposition, en préparation depuis un an,vise à combler un vide juridique au niveau européen puisque les États membres peuvent être la cible de sanctions de la part d’États tiers, mais ils ne peuvent répliquer bilatéralement et doivent pour cela mobiliser les 27 et obtenir l’unanimité. Au lieu de cela, le nouvel instrument permettrait à la Commission – à travers sa puissante Direction générale du Commerce – d’adopter des mesures restrictives en inversant en quelques sorte la charge de la preuve, puisqu’il reviendrait alors aux 27 de bloquer la mesure par une décision à la majorité. 

Le projet fait débat. Pour ses rédacteurs, un tel mécanisme permet d’échapper à ce qui faisait la faiblesse de l’UE par le passé : la pression exercée par des tiers sur un petit nombre d’États membres permettait de bloquer l’adoption de sanctions. Avec cette compétence, la Commission sera en mesure de moduler la résistance de façon autonome, depuis la médiation jusqu’à l’adoption de mesures coercitives. La simple possibilité d’une réponse rapide de l’UE pourrait donc dissuader des pays tiers de s’engager sur la voie de la confrontation commerciale avec tout ou partie des États membres. Pour ses détracteurs, en revanche, cette autonomie ouvrirait une boite de pandore de mesures et de contre-mesures qui affecterait inévitablement la puissance commerciale de l’UE.

La Lituanie, pour laquelle cette évolution juridique apparaît taillée sur mesure, s’est réjouie d’une telle expression de solidarité européenne. Dans le document de mise en œuvre joint à la proposition, le cas de la pression américaine sur les exportations de produits de luxe français (en raison d’un différent à propos de la taxation de services digitaux) apparaît comme le déclencheur de cette évolution législative. Il est donc probable que le dossier soit porté plus avant par la présidence française du premier semestre 2022. Reste à espérer que, d’ici là, la Lituanie n’ait pas été reléguée dans « la poubelle de l’histoire », comme l’en a menacé le porte-parole des Affaires étrangères chinoises.

2. La question des contrats gaziers à long terme

La Commission européenne a adopté le 15 décembre « une série de propositions législatives destinées à décarboner le marché du gaz de l’UE en facilitant l’adoption des gaz renouvelables et à faible teneur en carbone, y compris l’hydrogène, et à garantir une sécurité énergétique ». Le paquet législatif prévoit notamment que les contrats à long terme pour le gaz naturel fossile sans dispositif d’atténuation (unabated gas) ne soient pas prolongés au-delà de 2049, une provision qui interpelle tout particulièrement la Russie, dont les réactions ne se sont pas fait attendre.

Moscou dénonce l’idéalisme des positions européennes à l’heure où la volatilité des prix de l’énergie déstabilise les marchés. À la mi-décembre, sous l’effet de la menace d’une intervention militaire russe en Ukraine, les prix du gaz avaient augmenté de 40% par rapport au début du mois, et ont dépassé, plusieurs jours d’affilée, les records du mois d’octobre. Les contrats à long terme, rappelle-t-on à Moscou, constituent l’antidote à la flambée des prix et le meilleur moyen de maintenir un prix bas pour le consommateur. Pour Kadri Simson,  Commissaire européenne à l’énergie, cette mesure doit précisément permettre d’accélérer la mise en place des dispositifs d’atténuation de la part des fournisseurs (en l’occurrence, la Russie) qui souhaiteraient maintenir les contrats à long terme au-delà de cette date.

En réponse à ces nouvelles propositions, les opérateurs et les autorités russes oscillent entre attentisme et postures de défi. L’attentisme face à la longue procédure européenne d’approbation des paquets législatifs (qui requerront la majorité au Conseil comme au Parlement) ; et le défi, en rappelant l’effet qu’avait eu en France l’augmentation de quelques centimes des prix de l’énergie. Pour Konstantin Simonov, Directeur du Fonds national de sécurité énergétique cité dans le Financial Times, il ne reste qu’à « laisser l’UE aller de l’avant, passer sur le marché spot, et nous verrons ce qui adviendra »

3. Biélorussie: le lait sur le feu

Le 12 décembre, la Commission a annoncé la mise à disposition d’une enveloppe supplémentaire de 30 millions d’euros à destination de la jeunesse, des médias indépendants, des petites et moyennes entreprises en exil et des acteurs culturels. Cette aide apparaît comme une mesure intérimaire de soutien à l’opposition biélorusse en attendant une transition démocratique qui permettrait alors à l’UE de déployer les projets d’investissements (3 milliards d’euros) qui laissent entrevoir à la société biélorusse les bénéfices qu’elle tirerait d’un changement de régime.

Dans la même optique, le Parlement européen et la Fondation du prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle ont attribué le Prix Charlemagne pour la jeunesse européenne au trio féminin de l’opposition biélorusse Sviatlana Tsikhanouskaya, Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo pour leur combat en faveur de la liberté, de la démocratie et des droits de l’Homme. Après le Prix Nobel attribué en co-titulature au journaliste russe Dimitri Muratov, au Prix Sakharov à l’opposant russe Alexei Navalny, le prix Charlemagne vient réaffirmer le thème de la dissidence post-soviétique qui aura dominé l’année 2021.

Reste qu’à l’heure actuelle, le dossier biélorusse demeure préoccupant pour l’UE qui n’a pas fini de digérer la menace hybride de l’instrumentalisation des migrations.

Certes, la Commission a proposé des « mesures d’urgence au bénéfice de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne » afin de les doter des moyens légaux et opérationnels ; certes, le Conseil, a adopté de nouvelles sanctions contre 17 personnes et 11 entités liées au franchissement illégal des frontières de l’UE ; et certes, le nombre de personnes bloquées aux frontières a diminué…
Mais l’UE redoute une réédition de cette même crise sur d’ autres frontières et les questions qui se posent en termes de réforme du code Schengen, d’arbitrages entre sécurité et droits de l’Homme, ou encore de coûts pour le rapatriement des migrants dans leur pays d’origine restent intactes. Signe de cette inquiétude persistante, les conclusions du Conseil européen du 16 décembre consacrent 6 paragraphes substantiels aux migrations et à la Biélorussie contre 2 paragraphes déclaratoires au sujet de l’Ukraine.

4. La substitution aux importations dans le viseur de l’OMC

L’Union européenne a déposé une plainte contre la Russie pour 290 milliards d’euros à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour dénoncer les mesures de protectionnisme et de préférence octroyées aux opérateurs nationaux dans le contexte de la substitution russe aux importations. La demande de consultations de l’UE a débuté en juillet 2021. La Russie avait bloqué la première demande de constitution d’un panel OMC en novembre, mais l’UE a maintenu sa plainte et c’est le 20 décembre que le groupe spécial, qui examinera la requête, a été établi. La Russie continue à dénoncer « la malhonnêteté intellectuelle » d’une telle accusation de la part de ceux-là mêmes qui ont imposé les sanctions responsables de la substitution aux importations.

Le 21 décembre, les États-Unis ont eux-aussi accusé la Russie de violer les règles de l’OMC par des mesures de substitution aux importations, des restrictions sur les importations agricoles, un protectionnisme exagéré sur divers secteurs de l’économie. En réponse, Washington a promis « d’utiliser tous les moyens appropriés pour résoudre ce problème et maintenir les marchés russes ouverts à l’exportation des États-Unis ». La porte-parole du MID, Maria Zakharova, a réagi en dénonçant l’absurdité de cette démarche de la part de l’État qui a « inondé le monde de sanctions, introduit des listes noires, bloqué les permis pour les opérateurs économiques et les visas pour les athlètes ou les acteurs culturels »

5. Lapsus judiciaire sur la présence des militaires russes dans le Donbass

Repéré par La Croix (F), ce lapsus judiciaire russe qui confirme la présence de milliers de militaires russes dans les régions séparatistes de l’Est ukrainien :

Rendu le 10 novembre, le jugement d’une cour de district à Rostov-sur-le-Don, ville russe non loin de la frontière ukrainienne, n’a été repéré par un internaute ukrainien que le 15 décembre. Rien, à première vue, de très étonnant: le gérant d’une société locale de restauration y est condamné à cinq ans de prison pour avoir versé en 2019 près d’un million de roubles (environ 11 000 €) de pot-de-vin à un officier. Sa société cherchait alors à s’assurer le maintien d’un contrat de restauration pour les unités militaires de la région. De la région, mais pas seulement. Car le jugement évoque aussi en toutes lettres des livraisons bimensuelles de 1 300 tonnes de nourriture « aux forces armées de la Fédération de Russie stationnées sur le territoire de la DNR et LNR », sigles des deux groupes séparatistes soutenus par Moscou qui contrôlent depuis 2014 une partie de la région ukrainienne du Donbass. Quelques pages plus loin, le verdict décrit aussi explicitement un pot-de-vin lié à « la menace de perturber les livraisons de produits pour les soldats de la Fédération de Russie en mission de combat en DNR et LNR ». (…) Lire la suite

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