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Analyse

La Russie et l’Occident depuis le 11 septembre 2001 : de la coopération tactique à la confrontation stratégique

par Laetitia Spetschinsky, mis en ligne le jeudi 16 septembre 2021

Cet article est extrait du dossier "Vingt ans après" coordonné par Tanguy de Wilde et Frédéric Saenen pour 
La Revue Générale aux Presses universitaires de Louvain, n°2021/3 - Septembre 2021.

Le 11 septembre 2001, quelques heures après les tragiques événements qui devaient marquer le tournant du millénaire, le nouveau président russe se singularise en téléphonant, le premier, à son homologue américain pour l’assurer de son soutien dans la guerre qui va inévitablement s’engager contre l’islam radical. Vladimir Poutine, installé au Kremlin depuis dix-huit mois, est lui-même aux prises avec le second volet du conflit tchétchène dans lequel l’armée russe, défaite en 1996, a cédé la place aux services de renseignement et aux forces spéciales. 

Ainsi s’ouvre ce que d’aucuns qualifient d’« après-après guerre froide », ce moment indécis où la confrontation bipolaire du XXème siècle cède la place aux conflits d’une nouvelle ère. La Russie, encore en retrait après le choc économique de 1998 et la fin de mandat désastreuse de Boris Eltsine ne « boude » pourtant pas : elle se recueille[2]. L’heure est à la restauration de la Res Publica après la débauche des privatisations, à la canalisation des forces économiques au service d’une posture internationale capable de réintégrer le sérail des puissants. C’est donc une Russie alliée qui met sa logistique centre-asiatique à la disposition des États-Unis pour la campagne afghane. Le regard braqué sur Washington et sur l’OTAN, la Russie de Poutine reçoit par ailleurs favorablement les propositions de Bruxelles et conclut, en 2001 et 2002, une série de partenariats stratégiques avec l’UE dans le secteur de l’énergie, de l’économie et de la sécurité.

Certes, Moscou accueille froidement les élargissements de l’OTAN et de l’Union européenne mais, ne pouvant les empêcher, maintient une forme d’ambiguïté constructive à l’égard des offres qui y sont liées. Le Conseil OTAN-Russie (Rome, mai 2002) et les quatre espaces communs de l’UE (St Petersbourg, mai 2003) en sont les symboles.

Ces embryons de coopération portent en eux la charge explosive du rapport russe à l’Occident. Ils incarnent à la fois l’espoir d’un destin commun de Brest à Vladivostok, tout en révélant la fissure profonde de l’histoire européenne depuis la Mer baltique jusqu’aux côtes de la Mer Noire. Les révolutions colorées de Géorgie (2003) et d’Ukraine (2004) sont les premières brèches du glacis post-soviétique. Mais elles révèlent surtout la houle mémorielle et le potentiel conflictuel du Heartland européen. Région d’entre-trois-Mers et d’entre-deux-mondes, l’Intermarium révèle le choc des puissances qui grincent.

Alors que la responsabilité de protéger domine moralement depuis les guerres de Yougoslavie, le déclenchement de la guerre en Irak fait bouger les curseurs et rapproche certaines opinions – notamment dans la « vieille Europe » et dans le monde arabe – de la position russe. Sans doute ne le sait-on pas encore à ce moment (cela ne deviendra clair qu’au moment des révolutions arabes) que naissent ainsi les deux narratifs qui s’affrontent depuis lors à travers le globe. Pour les uns, la promotion de la démocratie et des droits fondamentaux peut aller jusqu’à la responsabilité de protéger (formalisée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005) lorsque trop de vies sont en danger. Pour les autres, la non-ingérence dans les affaires intérieures des États constitue le rempart absolu contre le risque d’un désordre planétaire. 

Rapidement, c’est une identité de rôle qui prend racine dans la politique extérieure de la Russie. Davantage qu’un sursaut protestataire, le discours de Poutine à Munich en 2007 démontre avant tout le positionnement du Kremlin dans la guerre des principes : refus de la domination occidentale des affaires internationales, plaidoyer pour la multipolarité, solidarité avec les puissances moyennes en mal de reconnaissance internationale. L’habit qu’endosse le Kremlin dans la seconde moitié des années 2000 semble taillé sur mesure pour un pays-continent ; assez imposant pour porter la voix des émergents mais trop faible économiquement et diplomatiquement pour s’imposer au cœur des décisions internationales ou, symboliquement, au sein du G8.

Russian intentions and security concerns have not changed. What has changed, and drastically, during Putin’s leadership is Russia’s capability to address them.
Keir Giles[1] 

Les printemps arabes qui éclatent à partir de décembre 2010, et donc l’année qui précède le retour de Poutine au sommet de l’État, réveillent très précisément le débat de principe autour du devoir ou de l’inadmissibilité de l’ingérence dans des situations d’instabilité sociale et de guerre civile. En Libye, le conflit quitte le domaine du débat pour prendre corps sur le terrain : la résolution 1973 du Conseil de Sécurité autorise la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne au nom de la protection des populations civiles, mais évolue de facto en intervention militaire au titre de la responsabilité de protéger. L’affaire libyenne représente, après le discours de 2007, le second événement-pivot du repositionnement russe dans les affaires internationales.

Dans l’article intitulé « Russia and the Changing World » qui paraît en février 2012, le candidat Poutine déploie les lignes de force de ses troisième et quatrième mandats. Il y décrit la Russie comme une « part inaliénable et organique de la Grande Europe et de la Civilisation européenne » et propose de réaliser l’« Union de l’Europe » de l’Atlantique au Pacifique sur la base d’une harmonisation des échanges d’énergie et des progrès rapides en matière de visas. Avec Washington, en revanche, la tension s’accentue autour du bouclier anti-missiles, de la présence américaine en Asie centrale (en attendant le retrait annoncé d’Afghanistan prévu pour 2014), du ressentiment à l’égard de l’OTAN et enfin de ce que le Kremlin dénonce comme la pratique des doubles standards – ou « privatisation » – de l’agenda des droits de l’Homme.

La Chine, quant à elle, apparaît à Moscou comme un partenaire fiable qui représente davantage un « défi » qu’une menace, et qui partage avec le Kremlin la vision commune « d’un ordre international équitable » émergent.

Une décennie après le 11 septembre 2001, le temps du partenariat semble déjà largement révolu. Désormais, la confiance se construit crescendo d’Ouest en Est, en partant d’une hostilité politique généralisée à l’égard des États-Unis, vers une bienveillance conditionnée et attentiste vis-à-vis de l’Europe, pour culminer à Pékin où les partenaires s’engagent à « se soutenir mutuellement » au Conseil de sécurité des Nations Unies, dans les BRICS, dans l’Organisation de coopération de Shanghai ou encore dans le G20. Et pour cause : les deux géants continentaux se rejoignent à tout le moins dans la lutte contre les menaces qu’ils définissent comme les « trois maux » : le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme.

En 2011, le coup de roque entre Medvedev et de Poutine (qui s’échangent à nouveau les postes de Président et de Premier Ministre) embrase les rues des grandes villes russes. La protestation populaire, portée par des influenceurs hors-système tels qu’Alexei Navalny, Sergey Limonov, ou Sergei Oudaltsov est perçue par les autorités comme une nouvelle tentative de révolution colorée soutenue, sinon dirigée, par l’étranger. La menace interne et l’isolement croissant de la Russie sur la scène internationale stimulent la réflexion stratégique au sommet de l’État.

Sur le plan international, le propos – erronément qualifié de doctrine – du chef d’état-major russe Valery Gerasimov[3] met en évidence la manière dont le stratège perçoit l’art de la guerre occidental, en particulier américain. Il indique également la manière dont Moscou envisage d’y répondre : il s’agit d’« identifier les vulnérabilités de l’adversaire » afin de pouvoir lui « opposer une résistance » malgré un rapport de forces défavorable aux Russes. Dans le viseur du chef d’État-major, les conflits contemporains se caractérisent par leur fluidité. Des guerres que l’on ne déclare plus s’essoufflent sans s’achever ; les cessez-le-feu tiennent (imparfaitement) lieu d’armistice, et la distinction entre le militaire et le civil s’estompe lorsque les conflits internationaux naissent sur le substrat de la protestation populaire. Aux « conflits asymétriques » correspondent des moyens hybrides qui incluent la combinaison des forces régulières et de compagnies de sécurité privées, des moyens de d’information et de communication modernisés, et la pénétration des réseaux d’opposition étrangers.

Cette même année (2013), Moscou met en œuvre ce que le Général Gerasimov décrit comme un effacement de la distinction entre les tactiques offensives et défensives. En déployant une action « défensive » contre l’influence occidentale, le Kremlin enclenche en réalité une offensive qui aboutit à la désintégration de l’Ukraine et à la rupture de la confiance entre Moscou et les capitales occidentales. De même, la stratégie qui consistait à défendre le régime syrien contre la déstabilisation interne et la dérive islamiste se mue, dès septembre 2015, en une intervention militaire destinée à mettre en échec les espoirs d’un changement de régime. Sur le plan diplomatique, la Russie semble faire siens les arguments de l’Occident pour en exploiter la logique : ainsi de l’intervention en Géorgie d’aout 2008, qui vise à protéger les civils et, a fortiori, les citoyens russes, face à l’assaut militaire déclenché par le président Saakashvili.

Dès lors que la stratégie défensive de la Russie se manifeste par des actions offensives à l’intérieur (contre les « agents de l’étranger ») comme à l’extérieur (en Ukraine, en Syrie, mais désormais aussi au travers des compagnies de sécurité privées en Afrique ou en Amérique du Sud), l’Europe ne peut plus se contenter d’incarner le rôle de puissance bienveillante qu’elle campait jusqu’alors.
Les lignes de conduite qu’elle adopte en 2016 face à la Russie affichent une détermination jusqu’alors inédite, en conditionnant tout dialogue au respect des accords de Minsk (sur la résolution du conflit en Ukraine) et en édictant la ligne dure d’un « engagement sélectif » sur les dossiers d’intérêt commun. En juin 2021, la diplomatie européenne – bousculée par les dérives et les provocations politiques russes – a révisé l’ordre de ses priorités stratégiques en établissant désormais la nécessité de repousser (push back), pour ensuite contraindre(constrain) et, le cas échéant seulement, dialoguer (engage)[4].

30 ans après la fin de l’URSS, 20 ans après les attentats de New York, et 10 ans après les printemps arabes, Moscou semble donc avoir accompli sa révolution autour de l’idée d’une réconciliation avec l’Occident. En contraste avec l’indigence des relations russo-atlantiques, le renouvellement et l’approfondissement du Traité sino-russe de bon voisinage, d’amitié et de coopération annoncé en juin 2021 confirme l’émergence d’une alliance susceptible de défier l’ordre international. Au-delà de la traditionnelle rivalité des puissances, l’enjeu pour Moscou, Pékin, Washington ou Bruxelles consiste désormais à défendre un modèle de gouvernance et de normes internationales, à sanctuariser un nouveau paradigme. Les régions situées à la jonction de ces mondes – l’Europe orientale, l’Asie du Sud-Est, mais également le Moyen-Orient ou l’Afrique – en ressentent déjà douloureusement l’affrontement indirect. Entre compétition idéologique et affrontements par procuration aux confins des puissances, le monde de 2021 ressemble davantage à celui d’avant 1991 qu’à celui de de 2001. 

[1]  Keir Giles, Moscow Rules: What Drives Russia to Confront the West, Washington, Brookings Institution Press, 2019, p.75

[2] Pour reprendre le mot du Chancelier Alexandre Gortchakov au sortir de la défaite russe en Crimée (1856)

[3] Valery Gerasimov, “La valeur de la science dans la prospective. Les nouveaux défis nécessitent une refonte des formes et des méthodes de guerre”, Le courrier militaro-industriel » (VPK), 26 février 2013 consulté le 30 juin 2021.

[4] Relations UE-Russie: la Commission et le haut représentant proposent la voie à suivre. Communiqué de presse de la Commission européenne, 16 juin 2021, consulté le 30 juin 2021

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