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En bref

#FreeNavalny : la géopolitique du hashtag

Au-delà des destins individuels, le drame qui se joue en Russie depuis le 17 janvier est celui de la fracture sociale : une jeunesse qui renie les peurs de ses aînés et brûle ce que ceux-là ont adoré – l’ordre, l’autorité, la résistance au changement. Demain – plus encore qu’aujourd’hui – les autorités russes augmenteront la répression, frappant les messagers pour marquer le point contre ceux qu’elles tiennent pour les véritables artisans de la révolution. Demain, donc, il ne s’agira plus de #libérerNavalny mais d’en #libérerdesmilliers, et la révolte initiée le samedi 23 janvier aura valeur performative en créant ce pour quoi elle avait débuté.

Deux scenarii apparaissent dans l’ordre politique russe. Première possibilité, celle du succès de la contestation. La révolte s’amplifie de semaine en semaine malgré une répression accrue, tient jusqu’au printemps pour culminer lors des législatives de septembre 2021. Pour éviter la chute, le Kremlin est contraint à remanier le gouvernement et à partager le pouvoir, voire même à envisager un scenario de transition politique sur le modèle Kazakh. C’est la victoire partielle ou totale du changement de régime version russe.
Deuxième possibilité, qui apparaît en filigrane de la révélation ce 1er février des enregistrements des services de renseignement russe, le mouvement d’opposition est discrédité sur le motif de sa collusion avec l’Occident. Les cabinets sont remaniés au détriment des libéraux et en faveur des siloviki, l’équipe Navalny est démembrée, les réseaux sociaux sont cadenassés… et l’opposition est alors contrainte de reprendre le maquis. On retourne le sablier.
Sur le plan international, dans les deux cas, la boussole stratégique russe achève de basculer vers l’Est. Comme en mars et mai 2014, les sanctions occidentales – condamnations et coercition réunies –  réorientent les projets stratégiques russes vers les « non-alignés », Pékin en tête, qui en récoltent les bénéfices.

Sur le plan régional, l’Union économique eurasiatique – emmenée par la Russie, le Belarus, le Kazakhstan – devient au mieux un club d’autodéfense économique contre l’Occident. En l’absence de perspectives, ses compétences demeurent embryonnaires, et ses énergies sont canalisées vers l’Organisation de coopération de Shanghai (dont le potentiel économique et commercial reste porteur). De même, dans les instances multilatérales – Nations Unies, OSCE, OMC entre autres – le « blame game » entre le Kremlin et l’Occident se traduit par la rupture des mesures de confiance existantes (par exemple le traité Ciel Ouvert) voire même par l’intensification de la tension militaire (avec le débat ouvert sur le destin du Donbas). Dans cette nouvelle configuration internationale, Moscou campe l’offensive tandis que Pékin achève de diversifier son portefeuille d’accès et d’actifs stratégiques.

Certains regretteront cette perspective pour le moins pessimiste. Ils se rappelleront peut-être qu’il avait fallu atteindre un point de rupture décisif (le discours de V. Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en février 2007) pour donner un élan au reset américano-russe incarné lors de la rencontre entre Hilary Clinton et Sergei Lavrov à Genève, deux ans – et une guerre – plus tard. Si tous les espoirs demeurent possibles, la configuration actuelle ne semble toutefois pas pointer dans cette direction. Notamment parce qu’il ne faut pas sous-estimer le degré de focalisation de la Russie sur la question des révolutions colorées. Faut-il rappeler qu’il y a près de dix ans (2011-2012), face à la « Marche des millions » déterminée à empêcher la roque de pouvoir entre V. Poutine et D.Medvedev, le directeur du Conseil de sécurité russe N. Patrouchev dénonçait précisément en ces termes les révolutions de couleur importées de l’étranger sur base de scénarii rédigés par les technologues occidentaux.  Et que c’est précisément dans le sillon de la contestation populaire que fut enterré le reset américano-russe et que naquit la tension qui allait mener, l’année suivante, à l’annexion de la Crimée.

@Laetitia Spetschinsky

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