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Analyse

Haut Karabakh. Une défaite européenne?

Version mise à jour 29 janvier 2021, par Laetitia Spetschinsky

A l’instar des autres conflits dits « gelés », celui qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan sur le territoire du Haut-Karabakh renvoie dos à dos deux principes de force inégale : le principe de l’intégrité territoriale, fondateur de l’ordre juridique international, et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dérivé de la décolonisation. D’une part, donc, la primauté du droit invoqué par l’Azerbaïdjan pour reprendre le contrôle de son territoire ; de l’autre, le plaidoyer de la communauté arménienne pour la préservation de sa culture et de son peuple en dépit des tracés administratifs de l’époque communiste. Les gouvernements – la communauté internationale – demeurent du côté de l’intégrité territoriale, tout en appelant les parties au dialogue; seules certaines instances – qui ne gouvernent pas – mobilisent les consciences en faveur de la cause arménienne. Au début de l’hiver 2020, c’est toutefois une troisième loi, celle du plus fort, qui a scellé par les armes l’issue de ce conflit séculaire.

En Europe, certaines voix se sont levées pour offrir un appui inconditionnel à la cause arménienne.

En Suisse, un collectif de responsables politiques lance cet appel à la reconnaissance du droit à l’auto-détermination pour les arméniens du Karabakh. Un appel qui s’appuie sobrement sur les précédents historiques et fait appel au principe de protection des minorités.

« Nous avons vu la campagne criminelle menée par Bakou et Ankara, et il est parfaitement clair que les Arméniens ne pourront pas être en sécurité sous la souveraineté de Bakou. Dans ces cas-là, il existe un concept qui a été appliqué au moins deux fois depuis la fin de la guerre froide, pour le Kosovo et pour Timor-Est : la sécession remède. Une population menacée de génocide ou de nettoyage ethnique par l’Etat dont elle dépend peut légitimement revendiquer en ultime recours son droit à l’autodétermination au nom de sa survie et de sa sécurité. Si un peuple a jamais été dans une telle situation, ce sont aujourd’hui les Arméniens du Karabagh. Nous voyons au moins trois raisons pour la Suisse de reconnaître le droit à l’autodétermination des Arméniens du Karabagh: en raison de sa très longue expérience historique dans l’équilibre des minorités; au nom de sa haute idée de la souveraineté, tout enclavée qu’elle est au milieu de l’Europe; enfin, rappelons que la Suisse a été parmi les premiers États à reconnaître l’indépendance du Kosovo au nom de ces valeurs-là »

La France quant à elle a vu fleurir de très nombreux appels en faveur de l’Arménie.  Le 25 novembre 2020, le Sénat a débattu en séance publique puis adopté la résolution portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh par laquelle la Chambre Haute invite le gouvernement français à condamner l’agression azerbaïdjanaise, à adopter une attitude d’extrême fermeté vis-à-vis de la Turquie, à « reconnaître la République du Haut-Karabagh, et à faire de cette reconnaissance un instrument de négociations en vue de l’établissement d’une paix durable ». Invoquant le souci hexagonal de « prendre soin du monde », ou encore de  « conjuguer l’amour de la grande patrie française avec l’amour, comme aurait dit Péguy, de la petite patrie charnelle arménienne », convoquant les figures tutélaires de l’émigration arménienne (Devedjian, Aznavour, Manouchian) comme les écrivains contemporains (Sylvain Tesson, « les Arméniens nous parlent du fond de la tombe »), le rapporteur de la proposition appelle la France et l’Europe à « se donner les moyens d’agir autrement que par la seule indignation ».

La Russie, pièce maîtresse de l’échiquier régional?

Au niveau international, le cessez-le-feu conclu le 9 novembre 2020 sanctuarise de profondes évolutions dans ce dossier : il consacre la suprématie militaire azerbaidjanaise, le retour de la Turquie dans le Caucase,  le rôle déterminant de la Russie dans la gestion des conflits de l’ex-URSS et, pour la plupart des observateurs, la faillite de la diplomatie occidentale.

Pour Moscou, les bénéfices de l’accord sont nombreux. Certains sont incontestables : il permet de positionner une nouvelle fois la Russie en arbitre des équilibres dans l’espace post-soviétique, d’assurer une présence militaire sur le terrain (à travers le déploiement des forces d’interposition russes le long des zones fragilisées), de limiter les risques de déstabilisation à l’échelle régionale, de maîtriser l’afflux de combattants étrangers dans le Caucase, et de marginaliser l’implication occidentale dans le dossier.

Pour autant, les avis divergent sur la notion même d’une « victoire » diplomatique russe. Pour d’aucuns, l’intervention tardive de la Russie et sa non-implication aux côtés de l’Arménie, pourtant alliée au sein de l’OTSC, marque le recul de l’influence russe dans la région (M. Mendras). Pour d’autres, la non-intervention de la Russie pour protéger les populations arméniennes se justifie par le fait que la défense collective prévue dans le cadre de l’OTSC ne s’applique qu’au cas d’une agression sur le territoire internationalement reconnu de l’Arménie (T. Ter Minassian). La retenue russe s’expliquerait en outre par un certain désenchantement vis-à-vis d’Erevan : Moscou, comme Washington ou Paris, se serait lassée de l’intransigeance arménienne sur le dossier Karabakhi, dans la mesure où le protocole de Madrid accepté en 2011 par les deux parties prévoyait le retrait des 7 régions périphériques et des négociations sur le Karabakh lui-même, comme le rappelle Nicu Pospescu dans une analyse publiée en octobre 2020 sur les moyens et les limites de l’implication européenne dans la résolution du conflit.

Retrouvez ce débat dans le podcast de France-Culture, « Cultures monde ». Série: Espaces post-soviétiques: le nouveau grand jeu diffusé le 17 novembre 2020, épisode 2 : Au Haut-Karabakh, la Russie garde la main 

Avec Thorniké Gordadzé, chercheur à Sciences Po Paris et ex-ministre géorgien de l’intégration européenne, Marie Mendras, politologue, professeure au CERI / Sciences Po et Taline Ter Minassian, historienne, professeure des universités à l’Inalco, directrice de l’Observatoire des Etats post-soviétiques.

Pour d’autres enfin, Moscou s’est tenue en embuscade pour affaiblir le Premier Ministre arménien Nikol Pachinian avant d’intervenir « juste à temps pour que l’Arménie ne perde pas tout », précise Pierre Haski dans son podcast Géopolitique, qui conclut en soulignant que c’était là la force de Poutine : « Il a démontré que personne d’autre n’était en mesure de le faire, et il a bien pris soin de tenir la Turquie à distance et les Occidentaux hors-jeu. Mais c’est lui qui hérite du problème politique ».
Une victoire, donc, pour le Kremlin, mais un danger rémanent pour la Russie qui serait en droit d’en redouter certaines conséquences domestiques et internationales. Sur le plan intérieur, certains soulignent le risque de voir émerger des tensions entre les communautés arméniennes et azerbaidjanaises en Russie, tandis que d’autres rappellent le danger d’un afflux de combattants étrangers sur son flanc méridional. Sur le plan international, l’enjeu pour Moscou consiste à gérer l’audace géopolitique de la Turquie stimulée par cette victoire d’un nouveau type. La réunion des ministres des Affaires étrangères russe et turc le 29 décembre 2020 offre un aperçu de l’agenda 2021 : rencontres au sommet, Syrie, Libye, Karabakh, Asie centrale, Ukraine et Mer Noire, Turkstream, nucléaire. Un calendrier qui justifie l’insertion de la relation russo-turque dans le top 10 des conflits potentiels du ICG cette année.

Les deux puissances tutélaires du cessez-le-feu au Karabakh ont en commun de fonder leur identité renouvelée et leurs stratégies géopolitiques sur un rejet désormais catégorique des préceptes et des méthodes de l’Occident. La Russie a consommé sa rupture depuis 2014 et ne fait pas de mystère de son désintérêt à l’égard d’une Union européenne qu’elle perçoit comme essentiellement moralisatrice et punitive et dont elle dénonce les double standards, la désunion politique et la décadence spirituelle. Quant à la Turquie et à l’Azerbaïdjan, ils se sont plus récemment affranchis de la pression internationale pour poursuivre une Realpolitik en toute indépendance stratégique. En témoignent les libertés prises par Ankara à l’égard de l’Alliance atlantique depuis 2017 ou la présidence azerbaidjanaise du mouvement non-aligné dont le 18e sommet s’est tenu en octobre 2019 à Bakou.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’Europe – et l’Occident en général – soit demeurée aux marges des négociations du cessez-le-feu du 9 novembre.

Quel rôle pour l’Europe? 

Les observateurs rivalisent d’emphase au sujet de la mise à l’écart de l’Europe qui a « considérablement entaché le prestige » de l’UE et lui inflige, avant tout, une « leçon d’humilité » (P.Haski).

La première question consiste à identifier le rôle de l’UE dans la région jusqu’à l’éclosion du conflit à l’automne 2020. Les politiques européennes à l’égard des États du Caucase ont évolué de l’assistance technique (1994-2003) à l’ébauche d’une politique structurée pour le voisinage avant de déboucher, en 2009, sur un partenariat oriental à l’adresse des États issus du démembrement de l’URSS. Sous cette ombrelle, les institutions ont mis en place une stratégie à géométrie variable avec 6 voisins orientaux – Arménie, Azerbaïdjan, Belarus, Géorgie Moldavie, Ukraine. Trois États (Géorgie, Moldavie, Ukraine) bénéficient de la forme la plus aboutie de cet engagement européen. Le Belarus et l’Azerbaïdjan, en raison de leurs régimes autoritaires et leur exceptionnalisme économique (non-membres de l’OMC), demeurent en marge de la politique de voisinage, tandis qu’Erevan dispose d’un statut hybride – engagé sur le plan politique, mais aménagé sur le plan économique en raison de l’engagement arménien dans l’Union économique eurasiatique dominée par la Russie. Dans ce schéma, l’UE semble éternellement naviguer entre ses ambitions géopolitiques, ses contraintes endogènes et le crédit que lui accordent ses partenaires. Dans un commentaire particulièrement informé sur le rôle de l’UE dans le conflit arméno-azerbaijanais, Nicu Popescu (@ECFR ) identifie au moins deux faiblesses structurelles à cet égard. La première est que ni Bakou ni Erevan n’ont souhaité l’implication de l’UE dans le dossier du Karabakh – l’un en raison de l’ambiguïté de la position européenne à l’égard de l’intégrité territoriale azerbaïdjanaise, l’autre en raison de la protection des intérêts russes dans la région. La seconde réside dans l’absence de consensus au sein de l’UE – en particulier la position chypriote à l’égard de l’Azerbaïdjan. Dans le même ordre d’idée, par un communiqué publié le 4 janvier sur le site du gouvernement, le Premier Ministre arménien dresse le bilan de l’échec des négociations et de la défaite militaire. Dans cet exercice pour le moins atypique, il évoque tour à tour les médiations russes, les processus multilatéraux, les contacts bilatéraux qui permirent de gagner du temps, d’adoucir le sort des déplacés, d’envisager toutes les pistes y compris un échange d’enclaves, mais qui n’auraient pu obtenir ce que les parties elles-mêmes ne pouvaient envisager.

Par conséquent, au lendemain du compromis trouvé sous égide russo-turque, il ne restait plus au Conseil de partenariat UE-Arménie du 17 décembre 2020, suivi d’un Conseil de coopération UE-Azerbaidjan le lendemain qu’à prendre acte du nouvel équilibre régional et à offrir l’aide européenne pour « un règlement durable au conflit dans le Haut-Karabakh, en étroite complémentarité avec les coprésidences du groupe de Minsk » et à mobiliser à cet effet ses « outils en matière de consolidation de la paix et de reconstruction ».  Deux voies, donc, pour l’Europe: un soutien politique et diplomatique pour le règlement durable au conflit à travers le groupe de Minsk, et le soutien logistique et économique à la paix et à la reconstruction.  

Mais dans les faits, que recouvre la notion de règlement durable, comment comprendre la complémentarité avec le groupe de Minsk et quels sont ces outils de pacification que l’UE peut offrir ?

La notion de règlement durable

Certains analystes suggèrent qu’ayant perdu la guerre, l’Europe pourrait gagner la paix en aidant les parties à dégager les contours institutionnels d’un Karabakh arménien en territoire azerbaïdjanais. Pour l’eurodéputé lituanien Andrius Kubilius (Transcaucasia: the Armenian dilemma, ELP, 13.12.2020), l’Union européenne doit prendre l’initiative d’un mécanisme de sécurité international pour les Arméniens du Karabakh. Cependant, l’option d’un statut spécial pour le Karabakh, semble pour le moins compromise, si l’on en croit le Président Alyev qui déclarait le 17 novembre qu’il ne saurait être question d’un statut pour le Karabakh.

« Il n’y a que l’Etat unifié d’Azerbaidjan. Un Etat multinational, multiconfessionnel et progressiste. Tous les citoyens azerbaidjanais, issus de tous les peuples et de toutes les religions vivent normalement, en bon voisinage et en paix. Le peuple arménien vivra de la même manière. Nous n’avons pas de problème avec les Arméniens ».  

En l’absence d’un statut spécifique pour la région, la survie des communautés arméniennes dans la région dépend des garanties que Bakou voudra concéder. Toutefois, la victoire écrasante de l’Azerbaïdjan incite à penser que seule une pression concertée des deux principaux parrains régionaux permettra, le cas échéant, d’obtenir de tels engagements.

Dès lors que le rôle des grandes puissances et celui de l’UE semblent clairement balisés, il reste à savoir ce qu’il adviendra du Groupe de Minsk. Le groupe peut-il reprendre le travail où il l’avait laissé le 30 octobre pour contribuer au rétablissement des liens d’après-guerre ? Sur le principe, oui, répond Thomas de Waal, dans la mesure où l’Union européenne lui renouvelle son « soutien sans réserve » et que Moscou pourrait y trouver une source de légitimité pour l’accord de paix obtenu. A la double condition, nuance l’analyste Stephanie Lichtenstein, que l’OSCE puisse revenir sur le terrain pour coordonner des rencontres réelles (plutôt que virtuelles) et qu’elle puisse par ailleurs s’appuyer sur le game changer que représentera la nouvelle administration Biden.

Cependant, même si les circonstances le permettent, le groupe de Minsk devra probablement se réformer. Certes, le 19 novembre, le président Macron exprimait le souhait de mettre en place « une forme de supervision internationale de ce cessez-le-feu afin qu’il permette le retour des déplacés, l’acheminement de l’aide humanitaire, le retour des combattants étrangers, en particulier des Syriens acheminés par la Turquie, et une véritable négociation sur le statut du Haut Karabakh ». Cependant, quelques jours plus tard, le Sénat français adoptait une résolution radicalement pro-arménienne, à laquelle les députés azerbaïdjanais répondirent le lendemain par une résolution appelant au retrait pur et simple de la France de la co-présidence du groupe de Minsk.

Reste la seconde option, qui consiste à consolider la paix et à mettre en place la transition la moins douloureuse possible vers le nouvel ordre régional.

Les outils de consolidation de la paix et de reconstruction

L’Union européenne et les ONG européennes pourraient apporter un soutien substantiel à la région du Karabakh, notamment dans les domaines de:

  • La reconstruction, le déminage et l’aide aux populations déplacées
  • La préservation du patrimoine et l’accès aux lieux de cultes arméniens passés sous contrôle azerbaïdjanais
  • Les mesures de facilitation ou d’apaisement du dialogue entre anciens belligérants

Dans un article intitulé « What role for the EU in post-war Karabakh ? », deux analystes développent une série de projets originaux en vue d’un soutien décisif de l’Europe à la reconstruction post-conflit. Ils soulignent premièrement la dimension stratégique du sud-Caucase en tant que corridor pour l’approvisionnement en hydrocarbures, ainsi que pour le passage de la fibre optique et du commerce terrestre en provenance de Chine. Un tel corridor ferait l’objet d’une stratégie globale avec l’investissement des partenaires régionaux. Plus immédiatement, l’Union pourrait soutenir la création d’une banque de reconstruction et de développement pour le Karabakh, avec la participation de Bakou et d’Erevan. Elle gagnerait également à soutenir la mise en place de zones économiques spéciales autour des territoires sensibles, à investir dans l’économie digitale, l’énergie verte, la modernisation des infrastructures et l’interconnexion des sociétés ; à soutenir des productions cinématographiques mixte arméno-azerbaidjanaise, des résidences artistiques « eurasiatiques », ou encore des programmes de co-diplomation entre les universités de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan.
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Certes, ces initiatives relèvent bien davantage de la fiction que de l’analyse, mais après tout, les paix européennes ne naissent-elles pas, aussi, des visions iréniques de quelques penseurs isolés ?

De telles contributions – réelles ou rêvées – paraissent souvent secondaires aux yeux de ceux qui ne lisent le conflit qu’à la lueur des rapports de force. Pourtant, la victoire diplomatique et médiatique des tuteurs du cessez-le-feu actuel n’a consisté, à ce stade, qu’à consigner la victoire militaire de l’Aerbaidjan, et à geler – à nouveau – la ligne de front de part et d’autres des colonnes de forces d’interposition. Le cessez-le-feu n’étant pas un accord de paix, le chantier de la nouvelle coexistence – pour ne pas reprendre le terme illusoire de « réconciliation » – entre voisins caucasiens ne fait que commencer.

Dans ce chapitre de reconstruction, l’Union peut jouer un rôle plus efficace et mieux toléré de la part de Moscou. L’assistance logistique et économique, la résilience des tissus sociaux, le soutien aux infrastructures régionales pourraient en effet s’avérer bien plus fondamentaux, à défaut d’être spectaculaires, dans l’apaisement à long terme des rapports régionaux. C’est à l’aune de ce défi-là qu’il conviendra d’évaluer, à moyen terme, le potentiel stratégique de l’Union européenne.

Liens

« Europe has a role to play in rebuilding the South Caucasus and promoting a sustainable future. One important dividend would be democracy promotion in the region. A Russian-enforced peace could be remarkably conducive to that end », Anna OhanyanPeace and Reform: Europe’s Role in the Post-Karabakh War Caucasus, Carnegie Moscow Center, 03.03.2021

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