Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Analyse

L’Union européenne
entre valeurs et intérêts

 

Comment l’Union européenne doit-elle réagir face à l’arrestation de l’opposant russe Alexeï Navalny ? Pour l’heure, l’UE est en attente mais réfléchit à la manière de mobiliser un nouvel instrument de son action extérieure : un régime général de sanctions mis sur pied à la fin de l’année dernière.

En effet, le 7 décembre 2020, l’Union européenne a adopté concomitamment une décision de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et un règlement concernant tous deux des mesures restrictives pouvant être actionnées « en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits ». Ces normes ont été baptisées par une certaine presse « Loi Magnistki à l’européenne ». La référence provient d’une loi prise en 2012 par le Congrès américain prévoyant des interdictions de séjour et des restrictions financières à l’encontre des fonctionnaires russes impliqués dans la mort suspecte en 2009 de l’avocat Serguei Magnitski, grand pourfendeur de la corruption du régime en place à Moscou. En réalité, les textes adoptés par l’UE organisent de manière générale et abstraite la possibilité pour l’UE de prendre à l’égard de personnes violant gravement les droits de l’homme des mesures coercitives concernant leur liberté de mouvement dans l’UE et le gel de leurs avoirs financiers qui s’y situeraient. La comparaison avec le Magnitski Act est compréhensible mais en réalité erronée puisque précisément ici l’UE ne vise pas un destinataire précis pour une raison spécifique mais envisage une série de situations possibles. Les textes organisent donc un régime général permettant de mettre sur une liste noire des personnes qui subiront les mesures pour ne pas avoir respecté ce que l’UE considère a priori comme un comportement conforme à ses valeurs. Celles-ci sont déclinées dans les deux textes du 7 décembre 2020 avec force références pour en établir le cadre. On a là en réalité tout le contenu du messianisme démocratique de l’UE injecté dans une forme de puissance normative européenne.

Les Vingt-Sept entendent ainsi promouvoir et défendre sur la scène internationale ce qui les unit au sein-même de l’Union européenne à savoir « les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit et de respect des droits de l’homme ». On le sait, pour d’aucuns, proclamer l’universalité de valeurs est un réflexe typiquement occidental. L’UE n’a cure de la critique et affirme que « les droits de l’homme sont universels, indivisibles, interdépendants et indissociables ». Elle rappelle que le premier devoir des Etats est d’assurer une protection à l’égard de leur population pour veiller au respect de ces valeurs. Celles-ci sont ensuite énumérées et assorties des instruments juridiques qui les organisent. Le tout constitue la référence pour le déclenchement d’une action destinée à placer des individus sur une liste noire. Ce type d’action n’est évidemment pas automatique et requiert l’unanimité des Etats membres de l’UE.

Ces deux textes européens sont donc destinés à énoncer un pan de la doctrine de politique étrangère que l’UE défendra sur la scène internationale. Reste alors l’autre pan bien connu d’une politique étrangère, explicitement rappelé dans le traité de Lisbonne, la défense des intérêts de l’Union. Comment accommoder ces derniers avec les valeurs, surtout depuis les prétentions de la Commission à devenir « géopolitique » et les injonctions du Haut Représentant Borrell à quitter la naïveté pour parler le langage de la puissance ? Est-il dans l’intérêt de l’Union d’affirmer ces valeurs et, surtout, de passer à l’acte coercitif quand un Etat tiers ne les respecte pas sur son sol ? Voici la quadrature du cercle.

La question se pose d’emblée en ce début 2021 à travers le cas d’Alexeï Navalny, avocat russe comme Magnitski et célèbre voix dissidente du régime poutinien. L’Union peut être tentée d’user de la nouveauté institutionnelle établie le 7 décembre dernier et mettre quelques autorités russes sur la liste noire, poursuivant en cela ce qu’elle a fait mi-octobre 2020 pour protester contre la tentative d’empoisonnement dont fut victime le même Navalny. Les Vingt-sept pourraient aussi considérer que les relations avec la Russie sont déjà suffisamment compromises et mâtinées de sanctions depuis la crise ukrainienne, et que le maintien voire le renouvellement périodique de ces dernières suffit. Dans tous les cas, l’impact limité des mesures indique qu’on est dans une geste diplomatique où des signaux sont échangés. Faut-il opter pour l’accentuation de la pression ou pour le statu quo? Dans les deux cas, un retour à la normale avec Moscou semble s’éloigner chaque jour. Est-ce dans l’intérêt de l’Union et de sa prétention géopolitique à être le ferment d’un continent européen pacifié ? Si les droits de l’homme sont à affirmer et à défendre, ne fût-ce qu’au nom de l’universalité de la souffrance, ils ne peuvent pas être le seul élément d’une politique. La morale vertueuse ne doit pas se draper dans sa légitimité ; elle doit se colleter à la réalité historique, géographique, culturelle et aux perceptions de l’Autre, si elle ne veut pas voir celui-ci se caparaçonner dans sa souveraineté. En d’autres mots, si l’UE veut avoir une quelconque influence sur la Russie, doit-elle prendre le chemin d’une accentuation des sanctions ou celui du dialogue critique, qui n’élude pas les sujets qui fâchent comme le sort de Navalny mais tente aussi de dégager les éléments susceptibles de rendre la relation fructueuse à terme ?

Alors, que faire ? comme dirait Lénine. Avant tout ne pas couper le contact et donc préserver la communication entre les autorités russes et européennes. La question ne prête guère à discussion. Le déplacement du Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité à Moscou, qui était prévu du 4 au 6 février 2021, a bien eu lieu. Josep Borrell a néanmoins pris soin de se justifier. Durant sa conférence donnée au centre Robert Schuman de Strasbourg quelques jours avant son départ, il précisa que malgré les difficultés de la relation entre Bruxelles et Moscou : « (…) la Russie reste un voisin et un partenaire de première importance avec lequel nous devons maintenir un dialogue exigeant si nous voulons vraiment devenir un acteur global et pouvoir peser sur des dossiers essentiels pour notre sécurité comme la Syrie, la Libye, le Haut-Karabakh, la Biélorussie ou encore l’Ukraine. C’est l’objet de ma visite ». Dans une tribune parue au moment de son départ à Moscou, le Haut représentant indiqua notamment vouloir parler « aux Russes » et non uniquement « des Russes ». Il rappelle à cet égard un élément fondamental de la diplomatie, qui n’est pas toujours bien compris des opinions publiques, ou même de certains parlementaires européens qui appellent à la démission du premier diplomate de l’Union après sa visite à Moscou : « Le but de la diplomatie est précisément de prendre langue, de faire passer des messages et de tenter de trouver un terrain d’entente. La diplomatie est essentielle lorsque les choses vont mal. Nos canaux de communication doivent toujours rester ouverts ».

Certes, après les entretiens entre Borrell et Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, les relations euro-russes demeurent « au plus bas », douchées de surcroît par l’expulsion de diplomates issus de trois pays de l’Union (Allemagne, Suède, Pologne) qui avaient observé les manifestations de soutien à Navalny. Mais deux mots d’ordre semblent surnager : primo, la poursuite, ou du moins la volonté du côté de l’UE, d’un dialogue exigeant et, secundo, une approche multivectorielle pouvant aborder avec la Russie les désaccords et les points susceptibles d’une entente.

Le dialogue critique permet donc d’aborder les sujets polémiques même si les résultats ne sont pas au rendez-vous. Le cas Navalny continuera à être mis sur la table malgré les fins de non-recevoir du côté russe. C’est un théâtre d’ombre, un dialogue de sourds, l’UE rappelant les engagements pris par Moscou en matière de droits de l’homme et de démocratie tandis que la Russie invoquera la non-immixtion dans les affaires intérieures et le risque de voir la relation euro-russe limitée à cet épiphénomène. Précisément, l’approche multivectorielle permet à l’UE de passer sans schizophrénie des sanctions à la négociation, d’un sujet à l’autre, de pointer tour à tour les zones d’ombre et les éclaircies possible de la relation. Ainsi, Borrell a pu mettre dans l’escarcelle commune la réussite russe du vaccin Spoutnik V contre le Covid-19 ou laisser entendre qu’une coopération demeurait possible pour la gestion du délicat dossier du nucléaire iranien. Ce n’est pas grand-chose mais cela évite la rupture et les invectives.

Evidemment, cela contraste avec les appels du Parlement européen en faveur de l’accentuation des mesures restrictives, de la mobilisation de l’instrument générique dit Magnitski évoqué plus haut, de l’arrêt du chantier du gazoduc Nord Stream 2. Ces options sont considérées ci-dessous dans leurs atouts et leurs limites pour l’UE.

Quel serait l’intérêt pour les Vingt-sept d’accroître la pression sur Moscou en visant d’autres individus en lien avec le pouvoir au Kremlin ou certains oligarques spécifiquement désignés par Navalny comme complices du président Poutine ? En réalité, cela n’apporterait pas grand-chose à la détermination de l’UE à l’égard de la Russie. Répétons-le, le cas Navalny a déjà donné lieu mi-octobre 2020 à des mesures coercitives ciblées. Mi-décembre, en outre, l’UE n’a pas fléchi, malgré des désaccords internes habituels, quand il s’est agi de renouveler pour six mois des sanctions décidées en 2014 à l’occasion de la crise ukrainienne. Dès lors, rajouter une couche de sanctions ne constituerait pas un acte de pression véritablement significatif. Il faut en effet rappeler que les sanctions ne sont jamais aussi efficaces qu’avant leur adoption ou à la veille de leur levée. Elles sont un bâton derrière la porte de la négociation dans le premier cas et une carotte à faire miroiter dans le second. Certes, pour l’UE, le cas Navalny pourrait être l’occasion de mettre en œuvre une première fois les dispositions adoptées le 7 décembre 2020 en matière de sanctions. L’instrument existant, il serait utile d’en user pour indiquer sa pertinence et faire du cas Navalny un emblème. Avec un bémol toutefois : si l’instrument est nouveau, ce n’est que par son côté procédural. Il ne fait que consolider une pratique régulière de mesures coercitives ciblées développée par l’UE depuis plusieurs années. Mais bien sûr, la vertu première de l’adoption de sanctions nouvelles demeurerait : l’impression de « faire quelques chose », d’être un acteur international, ce qui pourrait apaiser les consciences et les opinions publiques..

Faut-il par ailleurs faire une croix sur le projet Nord Stream 2, ce gazoduc construit sous la mer baltique par des entreprises de nationalité française, allemande, autrichienne, néerlandaise et britannique ? La question est encore plus délicate puisqu’elle touche à la stratégie énergétique de certains Etats membres et aux relations avec les Etats-Unis. Renoncer à Nord Stream 2, c’est revoir en profondeur l’avenir énergétique de l’Europe et les limites de son autonomie stratégique. D’autre part, Nord Stream 2 représente un élément essentiel de la nouvelle politique énergétique allemande, affranchie du nucléaire civil.

Pour conclure, une voie médiane, pour autant qu’elle soit souhaitable, pourrait s’inspirer de ce que l’ancien président américain Barack Obama prônait dans un autre contexte : la patience stratégique. Sans illusion, miser à la fois sur la pression et le dialogue franc, en étant à l’affût d’évolutions ou d’occasions propices à l’amélioration de la relation UE-Russie.

@Tanguy de Wilde

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