Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Russie-Occident. Bas les masques?

Newsletter #2 – Octobre 2021

Publications

Anders Aslund, Jan Hagemejer, « EU Sanctions on Belarus as an Effective Policy Tool », Belarus Insights No. 2/2021, 14 octobre 2021

La citation du mois

« Change adversary to partner and things get resolved easier . . . when the EU finds enough political will to do this, they will know where to find us »

V. Chizhov, Financial Times, 10 octobre 2021

Repères chronologiques
5 oct
Conseil Ecofin
7-8 oct
Conseil Justice et Affaires intérieures
12 oct
Sommet UE-Ukraine
18 oct
Conseil Affaires étrangères
19 oct
Conseil Affaires générales
21-21 oct
Conseil européen
28 oct
Conseil d’association UE-Moldavie

1. Le délitement de la confiance

Le mois d’octobre a été plus intense que prévu sur le front russe et, globalement, est-européen. 

Sur le plan multilatéral, la surprise est venue des relations OTAN-Russie. L’annonce de l’expulsion de 8 diplomates russes de la RP auprès de l’OTAN a en effet donné lieu à une réaction radicale : Moscou est allée bien au-delà de la simple réciprocité en fermant sa mission auprès de l’OTAN et le bureau de cette dernière à Moscou. Ce faisant, le Kremlin baisse le rideau sur un dialogue devenu largement symbolique. C’est également le message convoyé à l’OSCE, avec le non-renouvellement de la mission d’observation frontalière (Border Observation Mission – BOM) en Ukraine et le désinvestissement russe du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH). Ces évolutions attestent du désintérêt russe à l’égard des formats multilatéraux occidentaux hérités de l’immédiat après-guerre froide. Le même diagnostic s’impose pour la politique russe à l’égard de l’UE, que le Kremlin dépeint désormais systématiquement comme un partenaire complexe et peu fiable. 

Lorsqu’il y a quelques mois, l’UE rappelait à la Russie qu’il fallait être deux pour danser le tango, le chef de la mission russe auprès de l’UE Vladimir Chizhov n’avait pas hésité à signaler la difficulté de danser avec 27 partenaires à la fois (Tass, 11 juin 2021). Récemment, c’est dans un show télévisé que le diplomate a comparé l’UE à « un monstre à plusieurs têtes » (1tv, émission « le grand jeu », 30 septembre 2021). 

Plus sérieusement, Sergei Lavrov a dénoncé la « manie des sanctions » et souligné le danger pour la Russie de dépendre de l’UE dans le domaine de l’économie, de la défense ou de l’industrie lorsque les États membres peuvent décider, du jour au lendemain, d’imposer des sanctions. La porte-parole du MID ajoute que les sanctions européennes sont motivées par une logique politique qui les rend imprévisibles et subjectives : les dernières mesures, rappelle-t-elle, ont été adoptées la veille du sommet UE-Ukraine à la seule fin d’adresser un message de soutien à Kiev (Tass, 8 octobre 2021). 

L’image de l’hydre semble parfaite à bien des égards, non seulement parce qu’elle reflète l’indiscutable diversité des intérêts et des priorités européennes, mais également parce qu’elle rappellera aux plus cyniques que ses multiples têtes sont reliées à un socle d’intérêts et de valeurs partagées, même quand ceux-ci se réduisent à un plus petit dénominateur commun. C’est sans doute en vertu de ce dénominateur que le Parlement européen a décerné, le 20 octobre, le prix Sakharov de défense des droits humains et de la liberté de pensée à Alexis Navalny, en écho régional à l’attribution du prix Nobel de la Paix, quelques jours plus tôt, aux journalistes Dmitri Muratov (Novaya Gazeta) et Maria Ressa (Rappler). Le chef du bureau moscovite du New York times s’est intéressé à la différence des styles entre les deux électrons libres de la politique russe, et s’interroge en particulier sur les nuances de compromission requises pour l’exercice d’une opposition efficace dans la Russie actuelle.

2. La crise des prix de l’énergie

Le mois d’octobre a été dominé par l’envol des prix de l’énergie qui a réveillé les craintes quant aux manœuvres géopolitiques du Kremlin. 

Du côté européen, les accusations sont venues de la part du gouvernement polonais et d’une série de députés européens qui ont appelé à enquêter sur des manipulations du marché par Gazprom (Politico, 18 octobre 21). Cette tension s’inscrit en outre dans le contexte de l‘attente des autorisations pour la mise en service de Nord Stream II.
La hausse spectaculaire des prix de l’énergie, qui se répercute notamment sur le prix des denrées alimentaires, suscite de vives préoccupations économiques, sociales et politiques. Pour apaiser les marchés, l’UE a demandé à la Russie de fournir des volumes supplémentaires via les gazoducs existants. Ce faisant, l’UE envoie un message contrasté à Moscou, l’accusant d’une part d’utiliser le gaz comme arme géopolitique, et l’enjoignant d’autre part d’augmenter ses fournitures, alors même que les contrats en vigueur ont été honorés. La communication de la Commission du 13 octobre fait porter une part des responsabilités de la crise sur la Russie en stipulant que « bien qu’elle ait exécuté ses contrats à long terme avec ses homologues européens, Gazprom n’a offert que peu ou pas de capacités supplémentaires pour alléger la pression sur le marché gazier de l’UE » . 

De nombreux experts, mais aussi la chancelière Merkel confirment toutefois que la crise ne peut être imputée à la Russie mais dérive du cumul d’autres facteurs : la préférence européenne pour les marchés spots par rapport aux contrats à long terme, la concurrence des marchés asiatiques, ou encore l’insuffisance de la production renouvelable en Europe pendant l’été 2021.

La réponse russe à l’égard de l’UE a été double. Premièrement, Moscou s’est dite prête à augmenter les volumes dès que les réserves russes le permettraient. Vladimir Poutine a ensuite saisi l’occasion du Forum international de l’Énergie qui s’est tenu à Moscou (CNBC, 13 octobre) pour demander des engagements clairs de la part de l’UE. Des engagements sur la place des énergies fossiles dans la transition verte ou sur la mise en service de Nord Stream II permettraient aux parties de « s’assoir, d’examiner les cartes, de calculer ensemble les perspectives », et à l’UE de tabler sur des prix à la fois stables et bas pour son approvisionnement en gaz. Au terme d’un mois tendu sur la question de l’énergie, Poutine a donné l’ordre à Gazprom d’injecter des volumes supplémentaires vers l’Allemagne et l’Autriche, ce qui n’a pas manqué de faire retomber immédiatement la pression sur les prix et de positionner la Russie comme une partie de la solution – et non du problème – à la crise. (AFP, 29 octobre). 

Toutefois, notons que Moscou n’a pas hésité – chose rare dans le discours public – à lier explicitement le commerce du gaz à la chaleur des relations diplomatiques. L’ambassadeur Chizhov a ainsi déclaré au Financial Times que les problèmes seraient résolus plus simplement si l’Europe s’adressait à Moscou en partenaire plutôt qu’en adversaire.

3. Belarus. La question des murs et des sanctions

La problématique des migrants, qui vient s’ajouter à la question rémanente de la répression politique, appelle désormais des solutions d’urgence. Pour certains États, cette urgence justifie l’édification – sur fonds européens – des barrières physiques aux frontières extérieures de l’UE. La Commission européenne a toutefois refusé que des murs ou barbelés soient financés par de l’argent européen. Pour lutter contre la racine du problème, les Européens s’accordent globalement sur la nécessité d’accentuer les mesures à l’encontre des compagnies impliquées dans le transport des migrants vers les frontières de l’UE. Reste à trouver un compromis acceptable entre les partisans d’une pression maximale et les États membres dont les compagnies aériennes retirent des bénéfices importants du leasing des appareils à Belavia.   

L’utilisation de fonds européens pour l’édification des barrières physiques aux frontières extérieures

Le 7 octobre, 12 États membres ont demandé à la Commission de réviser le cadre législatif sur les migrations et l’asile face à l’émergence d’un « menace hybride » en provenance du Belarus. En particulier, les auteurs de la lettre dénoncent le silence du code frontalier Schengen sur les passages illégaux des frontières, et sur les actions autorisées pour lutter contre « des attaques hybrides caractérisées par des flux artificiels de migrants sous l’impulsion d’États tiers dans le but d’exercer une pression politique ». La réforme du code étant en cours, les 12 souhaitent attirer l’attention du législateur européen sur les nouvelles menaces en provenance du voisinage oriental. La Pologne, la Lettonie et la Lituanie ont depuis plusieurs mois déclaré l’état d’urgence et débloqué les budgets nécessaires à l’installation de barrières physiques à leurs frontières: l’enjeu pour ces capitales est désormais de mobiliser la solidarité européenne – et les budgets européens – pour protéger l’espace Schengen. 

Le sujet a donc été abordé par les ministres de l’Intérieur réunis en Conseil à Luxembourg le 8 octobre. A l’issue de la réunion, la Commissaire aux Affaires intérieures s’est prononcée contre l’utilisation des fonds européens pour l’édification de barrières physiques aux frontières de l’UE. C’est également ce qui est ressorti des discussions du 22 octobre, à l’occasion desquelles Ursula von der Leyen a rappelé la longue tradition européenne de ne financer ni les murs ni les barbelés en Europe (Agence Europe, 22 octobre 2021).  

Nonobstant cette décision de principe, le président du groupe PPE, l’Allemand Manfred Weber, a relancé le débat sur le mur par un tweet du 27 octobre en évoquant cette fois la « guerre » (et non plus la « menace ») hybride que mène le gouvernement du Belarus contre l’UE. D’autres parlementaires (Verts, S&D) continuent de s’opposer à cette idée et proposent en revanche d’utiliser les fonds européens pour construire des centres d’accueil afin que les dossiers puissent être gérés dans des conditions d’accueil décentes pour les migrants. (Agence Europe, 27 octobre 2021)

Les sanctions à l’encontre de Belavia

A l’occasion du Conseil Affaires étrangères de l’UE (Luxembourg, 18 octobre), les chefs de la diplomatie lettone et lituanienne ont demandé l’adoption de mesures supplémentaires contre les « soi-disant agences de tourisme » impliquées dans le transport des migrants, en particulier la compagnie nationale belarusse Belavia (Agence Europe, 18 octobre 2021). Cette compagnie est déjà interdite de vol dans l’UE, mais les ministres baltes proposent en outre de lui interdire l’accès aux marchés européens pour le leasing d’appareils.  Cependant, l’Irlande – dont certaines compagnies fournissent l’essentiel des leasings à Belavia – refuse de dénoncer les contrats existants (par crainte sans doute de voir ces compagnies se retourner contre l’État en compensation des pertes occasionnées) et propose en revanche d’appliquer les mesures à des contrats futurs, et de cibler davantage les personnes impliquées dans le trafic de migrants. 

4. Ukraine: un sommet en demi-teinte

Le 23ème sommet UE-Ukraine s’est tenu le 12 octobre à Kiev. Les enjeux de ce sommet étaient dominés par : 

  • La question de l’approvisionnement européen et ukrainien en hydrocarbures russes ainsi que l’intégration de l’Ukraine dans le marché européen de l’énergie. L’UE s’engage à soutenir Kiev pour le maintien du transit russe au-delà de 2024, à lui fournir assistance pour la modernisation du système de transmission de gaz et à renforcer les mécanismes de flux inversés. Les sujets qui divisent sont principalement la mise en service de Nord Stream II et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui infligerait une perte de l’ordre de 3 à 20 milliards d’euros à l’Ukraine selon les conditions de son application (cf. Agence Europe, 20/05/21). L’enjeu, pour l’Ukraine, consiste à atténuer ce coût en négociant une période de transition ainsi que des dérogations au dans le cadre de l’Accord de libre-échange. 
  • Les progrès dans le domaine de l’Accord d’Association et de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (DCFTA) en termes de réformes politiques, de lutte contre la corruption, de facilitation des investissements et d’harmonisation des standards industriels. Cependant, dans son rapport rendu public le 23 septembre dernier, la Cour des comptes européenne a dénoncé la faiblesse de l’action de l’UE dans le domaine des réformes en Ukraine, de la grande corruption et de la «captation de l’État ». « Bien que consciente depuis longtemps des accointances entre oligarques, hauts fonctionnaires, responsables politiques, système judiciaire et entreprises publiques, l’Union européenne n’a pas élaboré de véritable stratégie ciblant la grande corruption », affirment les auditeurs, qui encouragent l’UE à resserrer leurs exigences et à imposer des conditions plus strictes.  
  • De maigres perspectives dans le domaine de la sécurité et de la défense, avec l’évocation de coopérations policières et militaires : la participation de l’Ukraine à l’opération ALTHEA en Bosnie et Herzégovine ou dans les projets PESCO, l’idée d’une mission d’entrainement militaire européenne en Ukraine – sous réserve des décisions du COPS prévu en novembre.
  • Enfin la signature de deux séries d’accords: un accord de facilitation des communications aériennes destiné à multiplier les vols entre l’UE et l’Ukraine, notamment dans le domaine low cost ; et un accord sur la participation de l’Ukraine aux programmes européens dans le domaine de la recherche et de l’innovation (Erasmus+/Horizon Europe/Creative Europe). 

Dans l’ensemble, le rapprochement euro-ukrainien apparaît fragile. Mis en perspective avec les récents accords conclus entre Kiev et Pékin, il le devient davantage encore. L’Ukraine s’est engagée sur la voie de la BRI chinoise, sans pour autant céder totalement à la pression acquisitive de Pékin. L’offre chinoise de vaccins, livrés en mai 2021, et les accords d’infrastructure le mois suivant ont fourni les conditions pour que l’Ukraine retire sa condamnation de la politique au Xinjiang et confirme la reconnaissance de la souveraineté chinoise sur Taiwan. Dans un contexte d’extrême incertitude sur son avenir européen, et face à la persistance de la menace russe, Kiev opte pour une diplomatie multivectorielle qui lui offre davantage de garanties de sécurité que la perspective lointaine d’une adhésion à l’OTAN ou à l’UE.

5. Moldavie, l’urgence gazière

La crise moldave rappelle à bien des égards les épisodes similaires qui ont eu lieu entre l’Ukraine et la Russie à partir de 2004-2005. Politiquement, la Moldavie est engagée dans une politique pro-européenne tout en ménageant la Russie pour des motifs évidents de sécurité, de préservation de l’intégrité territoriale et de dépendance économique. Economiquement, le pays peine à honorer les dettes accumulées à l’égard de Gazprom (estimées à 709 millions de dollars selon le porte-parole du géant gazier). Gazprom argue donc d’une logique commerciale en exigeant de la Moldavie qu’elle apure sa dette avant de conclure un nouveau contrat à long terme (le contrat existant est arrivé à échéance le 30 septembre) et a été prolongé in extremis jusqu’à la fin octobre.  

Face à l’impasse des négociations, la Moldavie a déclaré l’état d’urgence à partir du 22 octobre afin de pallier le risque imminent d’une pénurie. Cette procédure d’urgence lui a permis de réaliser son premier achat de gaz auprès d’un fournisseur autre que la Russie (achat réalisé auprès de la compagnie étatique polonaise PGNiG pour un million de mètres cubes de gaz livrables immédiatement). En l’espace de quelques jours, Chisinau a dépêché son vice-ministre Andrei Spinu, à pour St Petersbourg afin de négocier un nouveau contrat à long terme, et obtenu de l’UE un soutien budgétaire de 60 millions d’euros – non pas pour payer la dette gazière, mais pour atténuer les effets de la crise sociale.

La dimension politique et géopolitique de la crise est particulièrement saillante dans le cas moldave. En effet, selon le quotidien russe Kommersant, sur les 3 milliards de m3 de gaz consommés chaque année par la république, 1,9 milliard est consommé en Transnistrie, où se situent les industries à forte intensité énergétique. Or, la patience de Gazprom à l’égard de la dette transnistrienne est considérablement plus grande. Pour les observateurs occidentaux, les intentions de Moscou apparaissent clairement en filigrane : il s’agit de découpler les intérêts économiques des deux parties du pays et de peser sur la popularité du gouvernement pro-européen de Chisinau. En atteste également la pression sur la mise en place du troisième paquet énergie européen en Moldavie. Chisinau, à cet égard, navigue entre la nécessité de ménager le partenaire russe et celle de préserver les bénéfices de l’association avec Bruxelles. Un scenario qui, lui aussi, rappelle fortement le dilemme ukrainien de 2013. 

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le HR/VP J. Borrell ait déclaré  à l’issue du 6ème Conseil d’Association UE-Moldavie que « si la hausse des prix mondiaux du gaz n’est pas le résultat d’une politisation de l’approvisionnement (‘a weaponisation of gas supply’), en Moldavie, oui, elle l’est ». 

Share This