En bref
Le parlement européen décerne le Prix Sakharov 2021 à Alexei Navalny
Par Tanguy de Wilde
Un Russe se voit décerner par le Parlement européen un prix relatif à la liberté de pensée portant le nom d’un Russe. Voici qui mérite une brève mise en contexte. Depuis 1988, le Parlement européen attribue chaque année cette haute distinction à des individus, des groupes ou des organisations qui se sont distingués par leur défense de la liberté de pensée. Comment l’assemblée européenne en est-elle arrivée à baptiser un tel prix du nom de Sakharov alors même qu’Andreï Dimitrievitch Sakharov, né à Moscou en 1921, est d’abord un des pères de la bombe à hydrogène soviétique, décoré des prix Lénine et Staline, et auréolé en URSS du titre de Héros du travail socialiste ? La raison en est simple : le physicien nucléaire se doublait d’un intellectuel humaniste, inquiet des conséquences de ses découvertes, prônant la non-prolifération nucléaire, et plus globalement épris de liberté de pensée. Dans le contexte de l’Union soviétique de la fin des années soixante, il prend fait et cause pour certains dissidents et autres activistes peu en phase avec le PCUS dirigé par Leonid Brejnev. Lui-même écrit et s’exprime sur la liberté intellectuelle, critique le pouvoir et la Nomenklatura, et finit par incarner l’opposant au régime soviétique. Le Prix Nobel de la Paix lui est décerné en 1975 mais Sakharov est interdit de sortie pour aller le recueillir à Oslo. Après la signature de l’Acte final d’Helsinki, il est parmi ceux qui en URSS s’organisent pour réclamer le respect de la troisième corbeille de l’Acte, celle relative aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. Il devient un paria pour le pouvoir. Victime d’une répression systématique, il est exilé en résidence surveillée à Gorki (Nijni Novgorod) entre 1980 et 1986. Il n’en sortira qu’à la faveur de la Glasnost prônée par Gorbatchev mais ne se privera pas de critiquer le nouveau maître du Kremlin, estimant que les évolutions du pays étaient loin d’atteindre les idéaux de liberté qu’il prônait. Un an avant sa mort intervenue en 1989, il voit les premiers prix Sakharov attribués par le Parlement européen auquel il avait autorisé l’usage de son nom pour cette distinction.
Alexei Navalny a été désigné par le Parlement européen, en tant que prisonnier politique pour son action d’opposition au régime Poutine, dont il dénonce la corruption et la captation du pouvoir. Il n’est pas le premier russe à obtenir le prix. En 1988, c’est Sakharov lui-même qui propose à titre posthume un des ses compagnons de lutte, Anatoli Martchenko, avec qui il réclamait le respect des accords d’Helsinki. Martchenko, mort en détention en 1986, avait surtout été le pourfendeur du système carcéral soviétique, qui, longtemps après la déstalinisation, broyait encore rudement les opposants. En 2009, vingt ans après la mort de Sakharov, c’est l’association Mémorial que ce dernier contribua à créer qui est couronnée. Etablie au départ pour faire la lumière sur les crimes de masse commis par Staline et en perpétuer la mémoire, l’association est devenue le creuset d’un activisme luttant pour le respect des droits de l’homme en Russie et dans l’ex-Union soviétique. Parmi les fondateurs de Mémorial, on retrouvait également une compagne de dissidence de Sakharov en la personne de Lioudmila Alexeieva. Alexei Navalny est donc le premier lauréat sans lien même indirect avec Sakharov. Avant lui, d’autres personnalités récompensées stigmatisaient déjà le régime russe : le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov en 2018, longtemps détenu en Russie avant d’être libéré en 2019, par exemple. Ou encore plus indirectement, les prix décernés à l’opposant biélorusse Aliaksandar Milinkevitch en 2006 ou à l’ensemble de l’opposition biélorusse en 2020.
Les pouvoirs du Parlement européen en matière de politique étrangère sont assez limités. Il lui est donc aisé de s’attribuer une fonction tribunicienne pour dénoncer et stigmatiser les Etats tiers qui ne respectent pas les valeurs européennes. Le Prix Sakharov fait partie de cet arsenal symbolique en donnant un éclat à des individus ou des organisations rarement en accord avec leur mère patrie. En plus de trente années, le Parlement a distillé son message sur presque tous les continents et créé dans la foulée une communauté du Prix Sakharov, un réseau de lauréats et de députés européens destinés à visibiliser davantage encore les actions en faveur des droits de l’homme.