Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

La guerre russe en Ukraine. Une analyse sous l’angle des “principes de la guerre”

Dr. Murat Caliskan* 
mis en ligne le jeudi 3 mars 2022

Le 24 février 2022, la Russie a lancé une opération de grande envergure contre l’Ukraine. Les forces russes ont attaqué selon quatre axes principaux, l’axe de Kiev par le nord, l’axe de Kharkiv par le nord-est, l’axe de Donbas par l’est et l’axe de Crimée par le sud. Il me semble que l’idée principale était de fixer le gros des forces de défense ukrainiennes à l’est et au nord-est tout en enveloppant les forces ukrainiennes par le sud et en les faisant céder par le nord.

Il est presque impossible de faire une analyse complète d’une guerre en cours sans avoir accès aux informations du cercle intérieur, mais l’opération qui a été menée jusqu’à présent fournit les informations nécessaires pour faire une analyse préliminaire. Dans les paragraphes suivants, je présenterai une brève évaluation de l’opération de la Russie en Ukraine selon les principes de guerre consacrés au niveau opérationnel.

Les principes de la guerre peuvent être énumérés comme suit : 1. surprise, 2. manœuvre, 3. objectif, 4. offensive, 5. masse (concentration), 6. économie de forces, 7. unité de commandement, 8. sécurité, 9. simplicité.
Tirés de l’histoire de la guerre sur une période de 2500 ans, les « principes de la guerre » servent de guide dans l’art de la guerre qu’un commandant efficace doit prendre en compte dans sa planification et ses opérations.

L’armée russe a bien réussi à appliquer le principe de surprise, qui exige de frapper à un moment, en un lieu ou d’une manière auxquels l’ennemi n’est pas préparé. Malgré les avertissements des États-Unis et du Royaume-Uni concernant une opération de grande envergure une semaine auparavant, peu de personnes, y compris les experts russes en matière de sécurité, ont prédit une opération de grande envergure, en particulier après que la Russie a annoncé la reconnaissance de l’indépendance de la région de Donetsk et de Louhansk. Si elle était exploitée, la surprise permettrait à l’armée russe d’obtenir un succès bien disproportionné par rapport aux efforts déployés. Mais elle n’a pas été exploitée, comme je l’expliquerai plus loin.

Le plan de manœuvre russe paraît également conforme aux principes. Le gros de la défense ukrainienne étant censé être déployé dans la partie orientale du pays, une attaque spontanée venant de quatre directions était suffisamment créative. Cela pouvait permettre aux forces russes de maintenir les principales forces ukrainiennes à l’est et au nord-est tout en atteignant rapidement la capitale depuis le nord et en enveloppant les principales forces ukrainiennes par le sud. Bien qu’il s’agisse d’un bon plan de manœuvre, un laps de temps supplémentaire entre l’axe de Kiev et les autres axes aurait permis de détourner les forces ukrainiennes d’abord vers l’Est et le Sud pour que l’axe de Kiev puisse remplir sa tâche de force d’attaque principale.

Le principe de l’objectif ne semble pas non plus poser de problème. L’armée russe semble avoir un objectif clairement défini et réalisable. En cherchant à capturer Kiev à un stade précoce, la Russie visait à détruire le commandement et le contrôle des forces ukrainiennes, pour affecter la volonté de combattre. Pendant ce temps, les forces enveloppantes étaient censées achever la destruction des forces ukrainiennes.

En général, le succès dans les principes de surprise et de manœuvre compense les lacunes sur d’autres plans. L’histoire regorge d’exemples d’armées qui ont remporté des victoires remarquables contre des armées plus importantes car elles ont appliqué avec succès les principes de surprise et de manœuvre. Cependant, le fait que l’armée russe n’ait pas été capable d’atteindre des objectifs de niveau opérationnel jusqu’à présent indique qu’elle a de sérieux problèmes dans l’utilisation d’autres principes.

Une armée doit toujours être offensive en saisissant, conservant et exploitant l’initiative.  

L’armée russe a pris l’initiative en créant la surprise, mais elle n’a pu ni maintenir ni exploiter l’initiative prise au départ. La meilleure preuve de la perte d’initiative est la pause opérationnelle effectuée par l’armée russe les 26 et 27 février. Elle a perdu l’initiative parce qu’elle ne peut pas concentrer (masser) les effets de sa puissance de combat à l’endroit et au moment les plus avantageux pour produire des résultats décisifs. Bien que Kiev ne soit pas loin de la frontière biélorusse où elle a commencé son attaque, l’armée russe n’a jamais été en mesure de concentrer des forces suffisantes dans et autour de Kiev pour faire capituler l’armée ukrainienne. Cela montre également qu’elle n’a pas réussi à appliquer le principe de l’économie des forces qui permet d’affecter le maximum de puissance de combat sur les objectifs principaux.

L’unité de commandement de l’armée russe semble également sérieusement compromise. D’après ce que nous avons compris des soldats russes capturés, si cela est vrai, ils ne connaissaient pas leur but, ils ne savaient même pas pourquoi ils avaient été envoyés en Ukraine. Il pourrait s’agir d’une simple histoire qu’ils avaient reçu l’ordre de raconter en cas de capture. Cependant, il est difficile de voir un effort coordonné dans chaque axe et encore moins dans l’ensemble de la zone opérationnelle.

L’un des principes qui a été clairement ignoré par l’armée russe est celui de la sécurité. Le principe de sécurité implique d’empêcher l’ennemi d’acquérir un avantage inattendu. Le fait que les forces russes avancent en petites unités non protégées a fait d’elles des proies faciles. En plus de cela, la supériorité aérienne n’a pas été atteinte par la Russie. Cela cause de sérieux dommages aux forces russes.

Il est difficile de décider si la simplicité a été atteinte par les Russes. Bien que leurs objectifs et leur plan de manœuvre ne semblent pas être des plus simples, ils ne sont pas non plus très compliqués. Toutefois, la question de savoir si les Russes ont respecté le principe de simplicité dépend de la manière dont l’armée russe a converti le plan global en ordres clairs et concis aux niveaux inférieurs, ce que nous ignorons encore.

Dans l’ensemble, bien que la Russie ait réussi à appliquer les principes de surprise, de manœuvre et d’objectif, elle n’a pas réussi à respecter les principes d’unité de commandement, de masse, d’économie des forces, de sécurité et, dans une certaine mesure, de simplicité.

On peut résumer la situation de la manière suivante : la Russie a réussi dans la réflexion et la planification, mais pas dans l’exécution et la conduite. Cela suggère de graves problèmes dans les capacités et les principes de base de la capacité de guerre opérationnelle de l’armée russe.

* Après 20 ans de service dans l’armée turque, Murat Caliskan a obtenu un Doctorat en Relations internationales à l’UCLouvain. Ses domaines de recherche englobent aujourd’hui la stratégie militaire, l’art de la guerre et les opérations de paix. 

– Les vues exprimées dans cet article appartiennent à leur auteur et n’engagent ni l’université ni les éditeurs du site. 

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