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En bref

La maison commune européenne de Gorbatchev, entre réalité et illusion

Par Tanguy de Wilde 

En ce printemps 2021, Michael Gorbatchev, né le 2 mars 1931, vient de fêter ses 90 ans. Il demeure un des plus illustres représentants en vie des protagonistes de la fin de la guerre froide. L’occasion est belle de revenir sur un des slogans qu’il a mobilisés durant son mandat à la tête de Union soviétique entre 1985 et 1991 : la maison commune européenne. Quel était le contenu que le prix Nobel de la paix de 1990 voulait imprimer à une telle idée ? Et qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

À l’instar des immeubles soviétiques avec des appartements séparés, la maison commune européenne avait une aile Est et Ouest et des parties à entretenir ensemble. Les fondations du bâtiment étaient ancrées sur les principes géostratégiques de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), en particulier sur les dispositions de l’Acte final d’Helsinki de 1975. Incarnation de la détente, la conférence paneuropéenne qui réunissait à l’époque 35 Etats postulait en quelque sorte le statu quo territorial en Europe. Issu du rapport de force ayant suivi la Seconde guerre mondiale, ce statu quo était assorti de mesures de confiance entre les deux blocs pour mieux se connaître et éviter la guerre par erreur. Ce large socle fondateur d’une coexistence pacifique entre locataires était renforcé par deux premiers étages métaphoriques où se tenaient des négociations sur le désarmement, le renforcement de la sécurité et la résolution pacifique des différends éventuels. Plus haut encore dans la maison, un espace était réservé pour la coopération économique et commerciale. La maison commune européenne traçait aussi les contours d’une communauté culturelle en devenir sur tout le continent.

À première vue, la maison commune européenne pouvait s’apparenter à une ode à la CSCE dont les deux premières corbeilles (celle sur la sécurité et la coopération) s’inscrivaient aisément dans la conception de la demeure continentale de Gorbatchev. Celle-ci ne mentionnait toutefois pas explicitement la corbeille sur les droits de l’homme. L’indication d’une communauté de destin culturel pouvait toutefois laisser entendre que les droits humains et les libertés fondamentales étaient présents en filigrane et se révèleraient progressivement par une sorte de progrès de la Glasnost. Mais la maison commune était aussi renforcée dans ses assises par le rapprochement entre l’Union soviétique et les Communautés européennes à la fin des années quatre-vingt. La reconnaissance mutuelle entre la CEE et le Conseil d’assistance mutuelle (CAEM) en 1988 mettait fin à un affrontement de trente ans et ouvrait la voie à des accords bilatéraux de commerce et de coopération entre les « deux Europe ». Et l’un des premiers accords de commerce et de coopération noués par la CEE le fut d’ailleurs avec l’URSS fin 1989.

Par son côté paneuropéen, la maison commune était donc la préfiguration de la future OSCE, voire du Conseil de l’Europe élargi. La Charte de Paris pour une nouvelle Europe de novembre 1990 établit en effet non seulement une épitaphe de la guerre froide mais également un programme transcendant cette dernière. L’Europe unie, pacifique et démocratique que la Charte proclame met sous le boisseau la division, le rideau de fer, l’antagonisme bipolaire : la maison européenne est bien commune. Elle indique aussi que toutes les évolutions se sont déroulées de manière pacifique, comme un règlement amiable de différends : l’unification allemande, l’émancipation des anciens Etats satellites de l’URSS, le traité sur la réduction des armes conventionnelles en Europe, pour l’essentiel. De manière plus audacieuse encore, la Charte indique en creux que la seule conception de la démocratie en Europe est celle de la démocratie représentative pluraliste. Elle envoie ainsi dans les oubliettes de l’histoire les « démocraties populaires », le pléonasme sémantique qui était un oxymore dans la réalité politique.

Le romantisme lyrique qui se dégage du texte de la Charte de Paris ne résistera pas à l’accélération des mutations en Europe quand un an plus tard l’URSS s’effondrera. Dans cette période d’instabilité qui s’ouvre, le concept de maison commune européenne s’étiole. Pour les uns, le retour à l’Europe passe par l’adhésion à l’Union européenne pour renforcer la coopération économique commerciale et leur identité démocratique. L’adhésion à l’OTAN est envisagée pour s’assurer définitivement d’une sécurité qu’aucun traité de paix après la seconde guerre mondiale n’avait pu garantir. Le Conseil de l’Europe devient une salle d’attente de l’apprentissage démocratique. L’OSCE perd l’atout que possédait la CSCE, celui de lieu privilégié de dialogue Est-Ouest. Tandis que pour douze des quinze ex-républiques soviétiques, la communauté des Etats indépendants deviendra une sorte de curatelle des enfants du divorce.

La maison commune européenne a donc cessé d’être un horizon enchanteur dès lors que certains locataires ont aspiré à un autre type de cohabitation. En 2021, la structure garantissant une Europe unie pacifique et démocratique est à réinventer.

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