Revue de l’actualité euro-russe
1-31 mai 2022
Le centième jour
Abstract
L’actualité euro-russe du mois de mai est dominée par quatre grands dossiers: le sixième paquet de sanctions européennes qui franchit enfin l’obstacle du pétrole russe, le travail juridique sur la confiscation des avoirs gelés en vue de la reconstruction de l’Ukraine, l’avis de la Commission sur la candidature de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie à l’UE, et l’urgence alimentaire, où les obstacles administratifs et logistiques qui entravent l’exportation des produits agro-alimentaires se doublent d’un combat inégal entre les narratifs européen et russe sur la responsabilité de cette tragédie imminente.
1. Le bras de fer euro-russe
1.1 Le sixième paquet de sanctions adopté in extremis
Le 4 mai, la présidente de la Commission a présenté le sixième paquet de sanctions qui contenait – entre autres – un embargo progressif sur le pétrole russe. Loin de présenter un accord accompli, la Commission ouvrait en réalité une « boite de pandore » pour l’unité européenne. La Hongrie, forcée de dévoiler ses cartes, a immédiatement réagi en déclarant que la Commission avait franchi une ligne rouge en s’attaquant aux hydrocarbures. Pour V. Orban, cet embargo équivaut à « lâcher une bombe nucléaire sur l’économie hongroise ». Le blocage hongrois, affirme-t-il, n’est pas une position politique mais une question de survie. Il demande que des solutions soient identifiées d’abord, et la décision prise ensuite – et non l’inverse. Pour Orban, la Hongrie a besoin de 5 ans et d’une aide substantielle de l’UE pour transformer complètement son modèle d’approvisionnement. Bratislava et Prague, qui se trouvent sur le tracé du même oléoduc, soulèvent des objections similaires. Dès lors, la Bulgarie a signalé que si des exceptions étaient mises en place pour certains États membres, elle demanderait à en bénéficier également.
C’est ainsi que jusqu’à la veille du Conseil européen exceptionnel qui s’est tenu les 30 et 31 mai, nul ne pouvait prédire l’issue des négociations. A l’entame de la réunion, la Première Ministre estonienne, K. Kallas, avait douché les attentes des observateurs en déclarant ne pas espérer un accord en réunion, mais, sans doute, au prochain sommet (juin). Contre toute attente, les chefs d’État et de gouvernement ont finalement pu dégager les termes de ce sixième paquet de sanctions qui se distingue par la subtilité de ses exceptions.
Pétrole
Les dirigeants de l’UE ont su façonner un « compromis équitable » (K. Kallas) : l’UE mettra fin aux importations de pétrole russe (pétrole brut et produits pétroliers) mais prévoit une exception pour le pétrole livré par oléoduc. Cela signifie que pour atteindre ce compromis, les capitales ont fini par accepter que l’oléoduc Droujba continue à alimenter plusieurs destinataires en Europe centrale.
Pourquoi ce compromis a-t-il été l’un des plus compliqués à obtenir ?
Premièrement, la Hongrie ne se satisfaisait pas des exceptions qui lui étaient proposées jusqu’alors et affichait des exigences financières importantes pour lui permettre d’absorber le choc d’un éventuel embargo. Selon Euractiv (daté du 30 mai, donc le jour-même du Conseil européen), « Budapest a rejeté une proposition visant à lui accorder deux ans de plus que les autres États membres de l’UE pour se débarrasser du pétrole russe, la jugeant inadaptée. La Hongrie souhaite disposer d’au moins quatre ans et d’au moins 800 millions d’euros de fonds européens pour adapter ses raffineries au traitement du brut non russe et augmenter la capacité des oléoducs vers la Croatie voisine ».
Deuxièmement, concéder cet avantage important à la Hongrie revient à créer les conditions d’une sérieuse inégalité entre les nations européennes. Les capitales cherchent à juguler ce déséquilibre. D’où, sans doute, le paragraphe dans les conclusions du Conseil européen sur la nécessité veiller « au bon fonctionnement du marché unique de l’UE, à une concurrence loyale, à la solidarité entre les États membres et à des conditions de concurrence équitables (…) ». Il est également important de noter que le Conseil européen prévoit de revenir dès « que possible » sur l’exception faite au transport de pétrole par oléoducs.
Troisièmement, la méthode de négociation irrite. La Hongrie, de plus en plus isolée, pose des exigences de dernière minute et prend, sur chaque point, le paquet en otage. Ainsi, dans l’édition spéciale de son excellent podcast « EU Confidential », Politico révèle la pénultième péripétie de V. Orban, qui obtint, juste avant le Sommet, d’ajouter des mécanismes de solidarité européens en faveur des utilisateurs du pipeline au cas où l’approvisionnement serait coupé. De même, au lendemain de l’accord, Budapest a exigé que l’on retire le Patriarche Cyrille de la liste des personnes sanctionnées, à défaut de quoi l’accord annoncé la veille serait remis en cause.
Enfin, une raison « transversale » pourrait avoir retardé l’adoption du paquet : Euractiv révèle en effet que plusieurs capitales s’accommodaient de l’absence d’accord sur le pétrole dans la mesure où ce dossier faisait barrage à la question beaucoup plus complexe d’un embargo sur le gaz.
Et après ?
Certains États membres ont déjà annoncé leur volonté d’inclure le gaz pour un 7epaquet de sanctions.
Le Représentant permanent de la Lituanie auprès de l’UE, A. Pranckevičius, a annoncé que son pays ne renoncerait pas à ce septième train de sanctions qu’il a déjà baptisé « KGB » pour « Kirill, Gaz, Banks ».
Mais, comme le rapporte l’Agence Europe, plusieurs autres dirigeants ont clairement souhaité une « pause » dans les sanctions : dès le lendemain du Conseil européen, Charles Michel a souligné que la priorité était désormais de se concentrer sur la mise en œuvre du 6e paquet. De même, Ursula von der Leyen a rappelé la nécessité de gérer les trois grands chantiers : les sanctions sur le charbon, sur le pétrole et le plan REPowerEU. Les Premiers Ministres belge et portugais ont exprimé la même idée lors de leur arrivée au deuxième jour du Conseil européen.
Reste à voir dans quelle mesure cette question ne se règlera pas partiellement d’elle-même par une rupture de l’approvisionnement russe…
En effet, la Russie a également renforcé son arsenal juridique de sanctions : le décret présidentiel adopté le 3 mai amende et renforce la législation sur les « mesures économiques spéciales » (dont les bases avaient été jetées, en 2006, à l’occasion du conflit phytosanitaire entre la Russie, d’une part, et l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie, d’autre part). Le décret du 3 mai reprend une liste de mesures financières, bancaires et individuelles contre les personnes physiques et morales des pays dits « inamicaux ». A ce titre, les transactions avec EuRoPol gaz (Pologne) ou d’autres opérateurs ont été interdites. Il en a résulté l’interruption des livraisons de gaz à une vingtaine d’entreprises européennes.
A partir du 11 mai, le volume de gaz russe à destination de l’UE a été amputé d’une part substantielle : Kiev a suspendu le transit par le corridor sud, et Moscou a interrompu les livraisons de gaz via le gazoduc Yamal qui traverse la Pologne. En outre, d’autres opérateurs pourraient encore refuser de se plier au décret russe sur le payement en roubles. Au 1er juin, cinq États membres de l’UE étaient privés de gaz russe pour défaut de payement en roubles : la Pologne, la Bulgarie, la Finlande, les Pays-Bas et le Danemark. D’autres, bien sûr, pourraient suivre.
Autres mesures du sixième paquet de sanctions
Exclusions bancaires : Les sanctions excluent la SBERBANK et plusieurs autres banques russes et biélorusses du système de payements SWIFT.
Sanctions individuelles : 65 personnes et 18 entités russes ont été rajoutés à la liste des sanctions. Parmi eux, de nombreux militaires impliqués dans les massacres de la région de Kiev, mais aussi des personnalités politiques, des hommes d’affaires et des proches de Poutine. Le Primat de l’Église orthodoxe russe, le patriarche Cyrille a miraculeusement échappé aux sanctions par l’intercession de V. Orban. 12 personnes et 8 entités sont également ajoutées à la liste des sanctions sur la Biélorussie.
Lutte contre la désinformation : Trois médias russes supplémentaires ont été bannis des ondes européennes.
Embargo sur l’exportation de biens à double usage : La liste des biens sensibles a été élargie à une série de produits qui pourraient être utilisés dans la fabrication d’armes chimiques.
1.2 Corollaire de la pression : la résilience européenne
Aux efforts de concertation pour accentuer la pression correspondent, au sein de l’UE, des efforts au moins aussi intenses pour renforcer la résistance européenne face aux déstabilisations en cours. La résilience européenne – en termes d’unité, de solidarité, de réactivité – apparaît de plus en plus cruciale si l’Union veut pouvoir résister aux défis actuels et à venir.
Energie
A la suite de la rupture des approvisionnements gaziers de la Pologne et de la Bulgarie, le 27 avril dernier, la présidence française a convoqué en urgence un Conseil énergie (2 mai) pour aborder les nombreuses facettes de cette crise et entendre les capitales sur leurs contraintes, leurs priorités, et leurs craintes, afin de permettre d’ajuster le plan d’action détaillé de la Commission « REPowerEU » annoncé pour le 18 mai.
REPowerEU reprend les thèmes désormais connus du décrochage énergétique euro-russe : une transition propre, des fournisseurs et des sources énergétiques diversifiés, et des mécanismes de coordination et de solidarité plus efficaces en vue de l’émergence d’une véritable union de l’énergie.
Concrètement, le plan mobilise la partie inutilisée des fonds de relance Covid (225 milliards d’euros) pour alimenter une enveloppe plus large en faveur de l’indépendance énergétique européenne. Celle-ci exige d’une part d’améliorer l’efficacité énergétique (consommer moins) et d’investir massivement dans certaines énergies renouvelables. Il reprend aussi les exigences européennes dans le domaine du stockage du gaz, en prévision d’une interruption brutale et de grande ampleur, de plus en plus plausible.
Parmi les nouveautés, la Communication met l’accent sur les initiatives en cours dans le domaine des achats groupés de gaz, mais aussi de GNL et d’hydrogène. Le 5 mai, la Commission et la Bulgarie ont mis en place une première taskforce régionale chargée d’identifier les besoins, d’agréger les données, d’échanger les informations, afin de mettre en place un « ‘mécanisme d’achat commun’ opérationnel volontaire, chargé de négocier et de conclure des contrats, au nom des États membres participants ».
Enfin, l’accent se porte sur l’ensemble des projets d’intérêt commun (PIC), ces projets visant à créer un maillage serré d’interconnexions européennes. A titre d’exemple, la Pologne, la Lituanie et la Lettonie ont inauguré le 1er mai « le premier gazoduc qui connecte la région de la mer baltique orientale à l’Europe continentale ». (GIPL Gas Interconnection Poland-Lithuania).
La crainte d’une rupture des fournitures de gaz a déclenché une course à l’installation de terminaux de GNL flottants au large des côtes européennes. La Grèce, les Pays-Bas et l’Allemagne mettent en place les terminaux flottants qui leur permettront d’importer rapidement le GNL.
Cybersécurité
Dans le domaine de la cybersécurité, l’UE cherche en permanence à rattraper la réalité. Le 13 mai, le Parlement et le Conseil ont avancé d’un pas en concluant les négociations, engagées en 2020, sur un nouvelle directive (directive « NIS 2) qui contribuera à renforcer les défenses européennes.
La directive, qui doit encore être adoptée, imposera une série d’obligations aux administrations publiques, au secteur de la santé, aux infrastructures stratégiques ; ainsi que des pénalités substantielles en cas de non-respect. Politico rappelle que toute tentative européenne de légiférer en la matière rencontre nécessairement de fortes réticences des États car elle touche aux fondements mêmes de la sécurité nationale. Ce sont donc le Covid et les tensions avec la Russie, mais aussi avec la Chine, qui sont venus éroder les réflexes souverainistes en ce domaine. Pour les experts, cette directive présente une série de risques juridiques et sociaux, mais elle peut être considérée comme un premier pas vers une plus grande résilience et une capacité de réponse commune à l’échelle européenne.
Avec l’intensification des combats dans l’est et le sud de l’Ukraine, toutes les demandes ukrainiennes convergent sur un seul objectif : l’envoi massif d’armes puissantes et modernes, et ce sans délai. L’UE a répondu ponctuellement à cette demande en octroyant successivement trois tranches de 500 millions d’euros, plus une quatrième, annoncée lors du sommet du G7 le 12 mai – toujours au titre de la Facilité européenne pour la Paix. Cependant, le déblocage de fonds, aussi faramineux soient-ils, ne règle pas structurellement la question de l’approvisionnement et de la coordination militaires.
L’invasion russe de l’Ukraine a entraîné une transformation profonde des politiques de sécurité européennes, comme en attestent les décisions historiques de la Suède, de la Finlande (qui ont formellement annoncé leur candidature à l’OTAN) et du Danemark (où le référendum a confirmé la fin de l’exception danoise en matière de défense européenne). Les ambitions d’autonomie stratégique, aussi, poussent l’Europe à réformer en profondeur les différentes dimensions de son « réveil géopolitique ».
A la requête des chefs d’État et de gouvernement (Conseil européen de Versailles – mars 2022) : la Commission a présenté le 18 mai une « analyse des déficits d’investissement dans le domaine de la défense » et proposé de nouvelles mesures […] qui permettront de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne ».
Dans l’air
Le groupe PPE suggère d’alléger la charge bureaucratique pour le commerce d’armes avec l’Ukraine. Ce n’est à ce stade qu’une proposition (qui ne fait pas l’unanimité), mais l’idée pourrait faire son chemin : pour alléger les charges bureaucratiques, le PPE propose de permettre à l’Ukraine de passer directement ses commandes (d’achat ou de leasing) auprès des producteurs européens en les préfinançant directement via l’EPF (European Peace Facility). D’autre part, le groupe propose de suspendre temporairement le contrôle des armements et de biens à double usage de manière à permettre des transactions plus rapides.
En transférant certaines compétences à la Commission, les États envisagent de lutter contre la fragmentation des efforts consentis dans le domaine de la défense. En effet, comme l’explique la Commission dans le communiqué du 18 mai, à la suite de l’agression russe, « les États membres ont annoncé leur intention d’injecter près de 200 milliards d’euros supplémentaires dans leur budget de défense dans les années à venir […] En l’absence d’une approche coordonnée, l’augmentation des dépenses risque d’accroître encore la fragmentation ». Or, « la demande étant fragmentée, l’industrie reste elle aussi structurée sur la base des frontières nationales […]. Il s’agit donc de renforcer la base industrielle commune pour harmoniser son fonctionnement et augmenter l’autonomie européenne.
Les actions proposées vont de la programmation européenne des investissements à la passation conjointe de marchés. Le dossier se trouvera, lui aussi, sur la table des chefs d’État et de gouvernement de juin, qui, rappelons-le, se tiendra juste avant le Sommet de l’OTAN (Madrid, 28-30 juin 2022). Le débat sur l’intégration des politiques de défense, domaine régalien par excellence, constituera l’un des principaux stress-tests de l’unité européenne.
2.2 Soutien judiciaire
Le 25 avril, la Commission a proposé d’amender les compétences d’Eurojust pour lui permettre de collecter, de conserver et de transférer les éléments de preuve sur les crimes commis en Ukraine. En effet, « Si le règlement […] prévoit bien qu’Eurojust soutienne l’action des États membres dans les enquêtes et les poursuites relatives aux crimes graves, y compris les principaux crimes internationaux, il ne permet pas à Eurojust de conserver ces preuves […], ni de les analyser ou de les échanger si nécessaire, ni de coopérer directement avec les autorités judiciaires internationales telles que la Cour pénale internationale (CPI) ». Les services juridiques des institutions et des États membres sont donc arrivés à un accord permettant la mise en place d’une équipe commune d’enquête coordonnée par Eurojust avec le soutien d’Europol. Le casse-tête politico-juridique portait notamment sur la question du crime d’agression (cf. notre édition du mois d’avril), sur la sécurisation et la protection des données, le tout en coordination étroite avec le procureur général d’Ukraine et ses équipes. On notera dans le communiqué de presse de la Commission que « le parquet ukrainien a créé une page d’accueil spécifique, sur laquelle les citoyens peuvent enregistrer et documenter ces crimes ». Dans un fascinant article daté du 18 avril, le Time détaille par ailleurs les dizaines de mécanismes de crowdsourcing par lesquels l’Ukraine collecte les preuves digitale de crimes de guerre.
2.3 L’adhésion de l’Ukraine à l’UE
Après l’annonce-choc d’Ursula von der Leyen et la remise des questionnaires d’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, le mois de mai a été consacré à l’élaboration de l’avis de la Commission qui devrait être discuté au Conseil européen de juin. Le délai de réalisation de cet avis est déjà une gageure en soi, qui implique la collecte des avis juridiques des divers portefeuilles européens ainsi qu’une coordination « externe » pour évaluer l’état d’esprit des capitales en prévision de la décision politique qui devra être adoptée en juin. Il convient aussi de s’interroger sur la « praticabilité » de l’opération alors même que le conflit continue de faire rage, et que personne ne sait, à ce stade, comment il évoluera.
Plusieurs options sont sur la table : l’octroi d’un statut de candidat, de candidat potentiel moyennant la réalisation d’une série de réformes, ou une formule vague, dans l’esprit du Sommet de Versailles de mars, affirmant la destinée manifeste du trio d’association sans préjuger du calendrier de leur adhésion. La première hypothèse apparaît pratiquement impossible, vu la réticence de plusieurs grands États européens ; et la troisième minerait la crédibilité de l’Union et le moral des candidats. Reste la seconde option – un statut de candidat conditionné à la réalisation d’une série de réformes – et c’est évidemment dans l’éventail de ces conditions que réside toute la difficulté.
Les disputes récentes ou actuelles sur l’État de droit avec la Pologne et la Hongrie incitent les capitales à ne pas transiger sur les critères démocratiques avant l’adhésion, considérant qu’un laxisme sur ce thème entrainerait des conflits plus graves encore après l’élargissement. Rappelons aussi que l’UE doit assurer une parfaite équité avec les exigences posées dans les Balkans occidentaux, dont la motivation reste plus que jamais essentielle.
Références
Pour une analyse experte, détaillée et parfaitement intelligible de ces enjeux, voir Pierre Mirel, « Entre Association et Adhésion : quel destin européen pour l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie ? », Diploweb, 29 mai 2022.
A propos d’équité et de rapports de force, il reste aussi à voir comment évolueront les relations au sein même du trio Ukraine-Géorgie-Moldavie. Kiev reste extrêmement vigilante, pour ne pas dire méfiante, à l’égard de Tbilissi, où le parti au pouvoir, « Rêve géorgien », maintient des liens étroits avec Moscou. Signe du malaise, le Ministre géorgien des Affaires étrangères a dû réaffirmer publiquement le respect absolu (full compliance) des sanctions occidentales. L’Ukraine pratique la même vigilance à l’égard de la Moldavie, où les affinités pro-russes restent très prégnantes – en particulier, évidemment, sur la rive gauche du Dniestr, même si les intérêts convergent davantage entre Kiev et Chisinau pour éviter une déstabilisation supplémentaire sur leur frontière commune.
Au-delà de l’avis de la Commission, l’Europe bouillonne d’un nouveau débat philosophique et politique sur les mille visages des élargissements à venir. On notera en particulier le discours d’Emmanuel Macron à Strasbourg lors de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 10 mai. Ce discours aux accents mitterrandiens repose la question soulevée, il y a trente ans, par le Président socialiste : « comment organiser l’Europe d’un point de vue politique […] plus large que l’Union européenne ? ». Pour le président en exercice du Conseil de l’UE, il y une « obligation historique (…) d’y répondre aujourd’hui et de créer une « communauté politique européenne » qui englobe les « nations européennes démocratiques » (notons d’emblée la difficulté du critère de l’européanité) dans « un nouvel espace de coopération politique, de sécurité, de coopération en matière énergétique, de transport, d’investissements, d’infrastructures, de circulation des personnes ». Cette communauté (géo-)politique offrirait-elle donc à nouveau tout sauf les institutions en attendant d’intégrer les institutions, sans en préjuger ? Les voisins, frappant à la porte, seraient-ils invités à s’installer au jardin de la maison européenne ? Non, rétorque l’Elysée, car la Communauté ne campe pas une alternative à l’adhésion mais bien un complément.
Quelques jours plus tard, c’est Charles Michel qui s’est attaqué à cette hydre, en appelant cette fois à plus de créativité pour gérer cette « communauté géopolitique, qui s’étend de Reykjavik à Bakou ou Erevan, d’Oslo à Ankara… ». La créativité réside dans l’idée de rendre ce processus « plus rapide, progressif et réversible ». Concrètement :
Plus rapide : il ne s’agit pas d’adhésion à l’UE, on peut donc avancer plus vite.
Progressif : les États candidats intègrent déjà des formats européens, travaillent avec l’Union européenne là où c’est possible, participent à diverses formations du Conseil – en commençant par le Conseil Affaires Étrangères. En fonction des progrès réalisés, les candidats acquerraient une voix consultative, ou un « accès aux programmes et financements européens ». Il s’agirait donc d’un parcours d’intégration « graduel » assorti de bénéfices tangibles et mesurables en lieu et place du « tout ou rien » actuellement en vigueur.
Réversible : Le Président du Conseil européen innove assurément en intégrant l’élément de réversibilité dans ce parcours : « Par exemple, si un pays fait marche arrière en matière d’État de droit, certains des avantages acquis de l’intégration pourraient lui être retirés » (C. Michel, Bruxelles, 18 mai 2022). C’est également l’idée du Ministre autrichien des Affaires étrangères, Alexandre Schallenberg, qui plaide pour l’octroi d’un accès facilité à certaines institutions et à certains programmes au cours de la transition vers l’adhésion. Dans le même souffle, le chef de la diplomatie autrichienne prévient que le temps des demi-mesures à l’égard des voisins est passé, car désormais, « il n’y a plus de place pour le vide : c’est soit notre modèle, soit celui de quelqu’un d’autre ».
Pour autant, plusieurs États européens (Pologne, États baltes, Irlande) refusent d’entrer dans ce débat, insistant sur le devoir « civilisationnel » d’intégrer l’Ukraine dans l’UE. Cependant, avec l’idée du gradualisme, les deux processus deviennent encore plus compatibles. Les candidatures pourraient se dérouler simultanément sur les deux terrains : le processus nécessairement long de l’adhésion (15-20 ans, comme l’ont rappelé la France et l’Allemagne) et, en même temps, l’intégration graduelle pour permettre des succès partiels et encourageants.
Il appartiendra au Conseil européen de juin 2022 de réagir à l’avis de la Commission sur la candidature de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie et d’esquisser le chemin de leur retour dans la « famille européenne ». L’enjeu est de taille, car le gouvernement ukrainien n’est absolument pas disposé à accueillir de nouvelles demi-mesures.
Citations
Le “serment de Strasbourg” du Président Macron fait écho aux convictions mitterrandiennes sur les dangers de l’Histoire. Europe.Russie.Debats ne résiste pas à la tentation de les réunir ici.
« (…) Quand la paix reviendra sur le sol européen, nous devrons en construire les nouveaux équilibres de sécurité et nous devrons, ensemble, ne jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche, car ils ont déjà trop, par le passé, ravagé les chemins de la paix »
E. Macron, Strasbourg,
10 mai 2022
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« […] Parce que la carte de l’Europe a toujours été dessinée par les guerres, c’est-à̀-dire par les vainqueurs, et que les vainqueurs ont toujours eu la sottise de considérer que l’histoire était écrite à tout jamais et de contraindre le vaincu à supporter des obligations qui n’étaient pas supportables et que l’histoire a toujours démenties. Alors une Europe que l’on construit sur la base d’une victoire, dans la relation d’un fort à un faible, du vainqueur au vaincu, ne peut pas résister à la nature des choses.
F. Mitterrand, Paris,
10 janvier 1992
C’est ce qu’a bien compris Boris Johnson qui, selon le Corriere della Sera, a fait circuler l’idée d’une Union alternative, un « Commonwealth européen » qui rassemblerait sous la houlette de Londres les États politiquement souverainistes, économiquement libéraux, et stratégiquement déterminés à ne rien concéder à la Russie (Pologne, États baltes, Ukraine). Il est évidemment excessif de penser que des États membres de l’Union européenne ou l’Ukraine ne lâcheraient la proie pour l’ombre, mais, si l’histoire est vraie, l’audace de Bojo ne manque pas de fasciner… et son bargaining chip peut s’avérer utile à Zelensky si le Conseil européen ne se montre pas à la hauteur du moment.
D’autres exemples de sécurité modulable ont émergé ces derniers temps. Fin mars, les négociateurs ukrainiens avaient demandé la création d’un réseau de garants de la sécurité ukrainienne. En vertu de ce pacte, les signataires s’engageraient à protéger la souveraineté ukrainienne selon des termes plus stricts encore que l’article 5 du Traité Atlantique Nord. Les premières versions publiques de ce projet impliquaient les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, la Pologne la Turquie, Israël, tout en laissant la porte ouverte à d’autres. Si cette option était retenue, elle constituerait une sorte d’Alliance « bis », et ouvrirait la voie à des accords de sécurité kaléidoscopiques pour les conflits du globe – comme alternative, ou complément ( ?), aux garanties collectives déjà en vigueur. On le voit, des tendances profondes se dessinent en relations internationales depuis le début de la guerre. D’un côté, les blocs se resserrent , de l’autre, les organisations multilatérales héritées de la guerre froide – l’UE, l’OTAN, l’OSCE, le Conseil de l’Europe et peut-être même l’ONU – sont contraintes de se réinventer pour perdurer. Les projets de coalition modulables, encore frémissants, portent peut-être le germe d’une transformation profonde des relations internationales d’après-guerre.
Capitales
Mi-mai, le Royaume-Uni a conclu des accords de défense mutuelle avec la Suède et la Finlande.
Ces accords traduisent le souhait des capitales nordiques d’assurer leur sécurité dans la période de vulnérabilité qui sépare leur candidature à l’OTAN et leur accession formelle à l’Alliance. (Reuters)
2.4 L’assistance humanitaire, économique et financière
Le 30 mai, les chefs d’État et de gouvernement ont alloué une nouvelle aide macroéconomique exceptionnelle de 9 milliards d’euros à l’Ukraine pour l’aider à faire face au payement des factures et des salaires dans les deux mois à venir. Le budget d’1,2 milliards d’euros, qui avait été alloué en mars, a été versé en deux tranches (11 mars, 20 mai). Selon le quotidien l’Echo, le FMI estime à 15 milliards d’euros les besoins de l’Ukraine pour ce trimestre.
Par ailleurs, la suspension des droits à l’importation sur toutes les exportations ukrainiennes vers l’Union pendant un an a été approuvée fin mai.
En termes d’aide d’urgence, il convient de signaler la conférence des donateurs organisée par la Pologne et la Suède (5 mai), qui a permis de lever 6 milliards d’euros supplémentaires. La Commission a promis une aide de 200 millions d’euros pour les personnes déplacées en Ukraine. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies a annoncé le 11 mai que plus de 6 millions de personnes avaient déjà fui l’Ukraine, dont plus de la moitié par la frontière polonaise, et un peu moins d’un tiers par la frontière roumaine. Cependant, les réfugiés ont commencé à retourner vers leurs foyers : dans les premières semaines de mai, les gardes-frontière polonais ont enregistré 345 000 passages vers l’Ukraine contre seulement 253 000 passages vers la Pologne. Le 31 mai, l’Union européenne a mis en place sa plateforme d’information pour les bénéficiaires de la protection temporaire. Elle permet aux personnes ayant fui l’Ukraine de bénéficier de leurs droits dans tous les États membres et à l’Union de centraliser les informations pour prévenir les abus.
2.5 La reconstruction de l’Ukraine
Autre évolution notable au mois de mai, le dossier « reconstruction » de l’Ukraine s’est imposé à l’agenda politique et dans les médias. Les conclusions du Conseil européen saluent la création d’une « plateforme de reconstruction de l’Ukraine avec le gouvernement ukrainien, l’Union européenne et ses États membres, la BEI ainsi que des partenaires internationaux, des institutions de financement, des organisations, des experts et des parties intéressées ». La question centrale est assurément de savoir où seront puisés les fonds nécessaires, et comment ils seront dépensés.
Quel argent pour la reconstruction de l’Ukraine ? La piste des avoirs gelés
Parmi les nombreuses sources d’alimentation de ce fonds, celle de la confiscation des avoirs gelés s’avère la plus complexe. Charles Michel s’est exprimé en ce sens lors d’une interview donnée à Interfax-Ukraine le 5 mai, en marge de la conférence des donateurs. De même, Josep Borrell s’est déclaré « totalement en faveur d’une telle mesure » en s’appuyant sur le précédent américain (la confiscation des 3,5 milliards de $ de la banque centrale afghane qui avaient été gelés après les attentats du 11 septembre).
Le service juridique du Conseil a été chargé de trouver des moyens d’y parvenir, tout en respectant l’obligation, soulignée par de nombreux États membres, que cela se fasse dans le respect absolu du droit. La difficulté, précise la Commission (DG Justice), tient au fait que la confiscation n’est en principe possible qu’à la suite d’une condamnation. Il s’agit donc d’identifier les charges pénales – corruption, blanchiment d’argent – qui justifieraient une condamnation et, de là, une confiscation. Étant entendu, de surcroit, que ces procédures doivent être mises en conformité avec les systèmes juridiques de chacun des 27 États membres concernés. Les efforts affichés ce mois-ci dans ce dossier laissent penser qu’il devrait évoluer très rapidement. D’une part, la Commission a proposé (25 mai) d’inclure laviolation des sanctions à la liste des infractions pénales de l’Union européenne (les « euro-crimes », art. 83 TFEU). Agence Europe (26 mai) rapporte qu’actuellement seuls 12 États considèrent la violation des sanctions européennes comme un délit. Selon le Commissaire à la Justice, Didier Reynders, cette fragmentation de l’espace juridique affaiblit les régimes de sanctions. Une qualification européenne permettrait d’harmoniser les procédures qui pourraient mener à la condamnation et, donc, à la confiscation. Les Ministres de la Justice seront saisis de cette question au Conseil des 9 et 10 juin.
D’autre part, des task forces spécifiques viennent renforcer les efforts en ce domaine : la task force « freeze and seize » et la task force « Russian Elites, Proxies, and Oligarchs – REPO), qui travaillent en coordination avec les partenaires du G7.
Enfin, il ne fait aucun doute que les capitales restent déterminées à trouver une issue, puisque cet objectif figure dans les conclusions du Conseil européen du 30 mai.
Quels critères pour le soutien européen ?
Certes, le Conseil européen juge utile de mentionner que « le soutien de l’UE à la reconstruction de l’Ukraine sera lié à la mise en œuvre de réformes et de mesures de lutte contre la corruption en accord avec sa trajectoire européenne ». En septembre 2021, la Cour des Comptes avait dénoncé la faiblesse de l’action de l’UE dans le domaine des réformes en Ukraine, de la grande corruption et de la « captation de l’État » (voir notre édition d’octobre 2021) : reste à voir si, dans ce contexte fondamentalement modifié, les États maintiendront le niveau de vigilance exigé ou si les paramètres de la conditionnalité seront adaptés aux circonstances exceptionnelles de la reconstruction.
3. Coordination internationale : la crise alimentaire
Au cours du mois de mai, le blocage de millions de tonnes de réserves agricoles crée les conditions d’une crise alimentaire mondiale. En effet, les réserves stockées doivent impérativement avoir quitté les entrepôts ukrainiens avant les nouvelles récoltes. Il ne reste donc que quelques semaines pour dénouer cet écheveau logistique et permettre l’exportation des céréales et des fertilisants.
Tandis que l’Europe exhorte le Kremlin à autoriser l’évacuation des denrées alimentaires par la Mer Noire, Moscou pointe du doigt les sanctions occidentales qui l’en empêchent. Ainsi, l’ambassadeur russe auprès des Nations Unies déclare-t-il le 19 mai que « plus de 10 000 sanctions ont été imposées à la Russie. Elles entravent les modes et les voies de transport, le déplacement des navires russes et leur accès aux ports, causent des problème de fret et d’assurances, et restreignent les transactions commerciales internationales ». C’est également la teneur des échanges téléphoniques entre Poutine et le chancelier autrichien, le 27 mai, puis avec E. Macron et O. Scholz, le 29 mai. Selon Moscou, l’Occident peut aisément éviter une crise alimentaire mondiale en levant les sanctions sur la Russie, ainsi que celles qui touchent la Biélorussie (pour le transit vers la Pologne et les ports de la Baltique). Malgré l’impasse, la Commission ne désarme pas : le 12 mai, elle a déposé son plan d’urgence (« EU-Ukraine Solidarity Lanes ») pour résoudre les innombrables blocages administratifs, juridiques, et logistiques qui confinent les tonnes de céréales en Ukraine. Politico a interrogé les opérateurs de terrain pour identifier la liste de ces obstacles : ils citent notamment l’incompatibilité des voies ferrées ukrainiennes (larges) et européennes (étroites), l’engorgement des points frontaliers où les délais d’attente s’élèvent à plusieurs semaines, la difficulté de faire assurer des cargaisons en territoire ukrainien, la pénurie de véhicules et de main-d’œuvre, et, pour ce qui concerne les voies maritimes, le minage des côtes de la Mer Noire.
Notons qu’à moyen ou long-terme, cette crise dans la crise devrait elle aussi amener des changements structurels au niveau de l’interconnexion euro-ukrainienne en précipitant la facilitation du commerce euro-ukraino-moldave et l’extension du réseau transeuropéen de transport à l’Est.
Plus globalement, le narratif russe qui incrimine l’Occident semble trouver un large écho en Afrique (selon le président sénégalais Macky Sall, cité par Politico), et Bruxelles s’efforce d’inverser l’accusation, en rappelant notamment que c’est bien l’agression militaire russe – et non les sanctions – qui a ébranlé les exportations ukrainiennes et qui entrave déjà les récoltes à venir. L’intervention de Macky Sall en visioconférence lors du Conseil européen du 31 mai constitue donc un moment important pour restaurer l’image d’une Union qui refuse le chantage de Moscou sur les sanctions. Pourtant, lors de cette intervention, le Président Sall déplore que les sanctions européennes, en particulier l’exclusion des banques russes du système SWIFT, empêchent les marchés d’acquérir les denrées disponibles. Le 3 juin, face à Vladimir Poutine qui l’accueille à Sotchi, Macky Sall appelle la communauté internationale à exclure le secteur alimentaire des sanctions (notons que l’agro-alimentaire n’est visé par aucune sanction sectorielle, mais subit les effets collatéraux des sanctions financières). Il quittera en outre Sotchi « rassuré » par l’engagement de Poutine à assurer l’exportation de son blé et de son engrais avec l’aide possible de la Turquie. Dans ce bras de fer réputationnel, l’UE doit convaincre par une action rapide et visible, que le Kremlin a tout intérêt à saboter.
L’union européenne s’organise dans l’urgence, mais également sur le moyen terme. Comme lors de la crise migratoire aux frontières biélorusses, elle s’apprête à déployer la Team Europe auprès des partenaires-clef des régions périphériques : Afrique, Asie centrale, Moyen-Orient et Caucase. L’idée est de renforcer les efforts diplomatiques, politiques, financiers auprès des partenaires « critiques » : ceux qui sont les plus vulnérables, ceux qui détiennent la clef de fournitures alimentaires, de produits énergétiques ou encore ceux qui pourraient contribuer à contrer efficacement le narratif russe à travers le monde. Les États membres et les directions régionales sont donc chargés d’identifier – et de hiérarchiser ! – ces partenaires-clefs afin d’organiser au mieux ce que Josep Borrell appelle désormais la « diplomatie alimentaire ».
4. Dans le reste de l’actualité
4.1 Moldavie
La Moldavie demeure au cœur des enjeux de sécurité européens : d’une part, car l’avancée des troupes russes dans l’est et le sud de l’Ukraine focalisent l’attention sur le corridor menant à Tiraspol, et d’autre part en raison de l’extrême fragilité de la Moldavie après deux années de Covid et trois mois de guerre. Selon les sondage publiés fin avril, la popularité du gouvernement est faible (<25%), et la cote personnelle de la Présidente, supérieure de 5% à peine de celle de son prédécesseur pro-russe, Igor Dodon, qui a été arrêté le 24 mai dans le cadre d’une enquête de corruption. La société moldave reste favorable à l’orientation européenne mais subit les conséquences de plus en plus délétères de la crise économique. Dès son entrée en fonction, le gouvernement moldave a dû faire face à un conflit avec Gazprom : les aides européennes avaient permis de pallier le pire, mais les prix de l’énergie ont triplé en un an. Début 2022, la guerre en Ukraine a interrompu les exportations vers la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, trois marchés importants pour les produits moldaves, et l’importation des fertilisants essentiels à son économie largement dépendante du secteur agricole – un enjeu particulièrement saillant dans le contexte d’urgence alimentaire. La crise économique se double d’une forte tension humanitaire puisque la Moldavie accueille proportionnellement le plus important nombre de réfugiés ukrainiens, qui forment désormais 3,5% de la population moldave (selon le Ministère des Affaires étrangères moldave cité par le Guardian).
Capitales
« The Russian Federation, whose military forces deliberately and systematically target civilian targets, is a state that supports and perpetrates terrorism »
Dans une résolution passée à l’unanimité le 10 mai 2022, le parlement lituanien a qualifié les actions russes en Ukraine de « génocide » et l’État russe d’État terroriste. La Lituanie est le premier pays à accuser formellement la Russie de terrorisme d’État.
Source : npr.org
Sur le plan de la sécurité, la situation reste tendue après les explosions qui ont détruit plusieurs bâtiments officiels dans la république séparatiste fin avril. La Transnistrie reste un élément central dans l’évolution de la sécurité régionale pour au moins deux raisons. La première est évidemment son rôle de relais de l’influence russe à la frontière occidentale de l’Ukraine, et sa proximité stratégique avec le port ukrainien d’Odessa. La seconde réside dans l’importance de la région pour l’économie moldave, qui dépend en grande partie de la production électrique et industrielle concentrée au-delà du Dniestr.
Le 4 mai, Charles Michel s’est rendu à Chisinau pour annoncer les mesures de soutien européennes : plus d’aide militaire, plus d’aide logistique et consulaire, facilitation du commerce, réassurance énergétique. La présidente Maria Sandu a ensuite été accueillie à Bruxelles. Pour le gouvernement pro-occidental au pouvoir depuis décembre 2020, le soutien européen est plus que jamais une question de survie.
4.2 Caucase/Asie centrale
Que ce soit dans le cadre de l’agenda d’association avec la Géorgie ou dans les relations avec les États d’Asie centrale, l’UE reste vigilante à l’égard du contournement des sanctions internationales par les pays voisins de la Russie. Si, pour des raisons évidentes, ces pays n’ont pas rejoint les sanctions occidentales, l’enjeu est d’éviter qu’ils ne les contournent. Certes, il revient aux Occidentaux d’assister les capitales post-soviétiques dans la gestion et le financement de ce nouvel ordre juridique international. Ces questions, ainsi que celles liées à la sécurité aux frontières afghanes, ont été abordées lors du 9e dialogue politique et de sécurité entre l’UE et les pays d’Asie centrale qui s’est tenu à Bruxelles le 17 mai, tandis que les représentants des mêmes États conféraient au Sommet de l’OTSC puis de l’Organisation Coopération de Shanghai (les sommets se sont tenus à Moscou, respectivement le 16 et le 18 mai). Le tout dans un contexte politiquement très contrasté puisque, rappelons-le, le Kazakhstan s’était abstenu d’organiser le traditionnel – et très attendu – défilé de la victoire du 9 mai.
Conclusion
A l’issue de trois mois de guerre, l’action extérieure de l’UE a gagné en rapidité, en efficacité et en précision. Encore faut-il que cette maturité bénéficie à l’Ukraine et à la sécurité régionale. Quels que soient les développement ultérieurs, la guerre a modifié le sens du projet européen, et a transformé sa manière de travailler. Le sommet des Vingt-Sept, ayant réussi la négociation du sixième paquet de sanctions, a-t-il atteint un pic ? L’actualité du mois de mai met en lumière plusieurs tendances importantes au sein de l’UE.
Premièrement, le blocage hongrois souligne le risque permanent pour la Commission d’avancer plus vite que les capitales. Cette tendance s’est manifestée lors de l’annonce du « fast track » pour l’adhésion ou encore lors de l’annonce du sixième paquet de sanctions début mai alors qu’aucun accord n’était encore trouvé. Ce que d’aucuns saluent comme un dynamisme bienvenu est perçu par d’autres comme un diktat exécutif qui pourrait provoquer des réflexes souverainistes.
Deuxièmement, la fracture entre « vieille » et « nouvelle » Europe (imaginée par Donald Rumsfeld en 2003) refait surface à l’heure des combats décisifs entre l’Ukraine et la Russie. Là où les uns appellent à maintenir une pression maximale sur Moscou, d’autres ne craignent plus d’appeler à une « pause » dans les sanctions pour, il est vrai, se concentrer sur la maximisation de leurs effets. La presse se plaît à dénoncer les signes de la désunion européenne, mais l’essentiel est ailleurs, car la diversité des intérêts ne nuit pas nécessairement au projet européen – elle y est inhérente. Ce qui risque de lui nuire structurellement réside davantage dans le bouleversement profond des équilibres internationaux : la crise alimentaire qui s’annonce, avec son ouragan de tragédies humaines et migratoires, le ressentiment d’une partie du monde contre l’Europe – géographique – et enfin, la redéfinition du projet européen lui-même lorsque la question des nouvelles adhésions se posera en termes réels.
Déjà, des cercles concentriques se dessinent au sein de l’UE qui vont de l’adhésion pure et simple dans un schéma facilité, à la prudence extrême des politiques de voisinage améliorées. Cette arythmie, au cœur d’un continent déboussolé, met la crédibilité politique de l’Europe en péril. Sous le regard scrutateur des citoyens ukrainiens, le prochain Conseil européen sera décisif.