Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Les 5 principes directeurs des relations UE-Russie, 5 ans après

Auteur: Laetitia Spetschinsky
Mis en ligne le 15 mars 2021  

Cette contribution présente les résultats d’une série d’échanges informels et d’interviews réalisés depuis la fin février auprès d’observateurs privilégiés qui ont préféré garder l’anonymat. L’un de ces interlocuteurs, M. Jim Cloos, Senior Associate Fellow à l’Institut Egmont (Bruxelles), a toutefois accepté de livrer à Europe.Russie.Debats une réponse resserrée sur la question « Faut-il réviser les cinq principes directeurs de l’UE à l’égard de la Russie ? ».
Sa réflexion, nourrie par une longue carrière au cœur de la décision européenne, est publiée en encadré.

Le 14 mars 2016, les ministres des Affaires étrangères de l’UE adoptaient les lignes directrices proposées par la Haute Représentante Federica Mogherini sur les relations avec la Russie. Cinq ans plus tard, le rapport de forces euro-russe paraît plus tendu que jamais et la question se pose de savoir quelle ligne les Ministres, qui se réuniront le 22 mars à Bruxelles en préparation du Conseil européen des 25 et 26 mars, pourraient adopter pour tirer un bilan de ce turbulent quinquennat et ajuster la politique européenne aux défis actuels. En effet, les passes d’armes diplomatiques entre la Russie et l’UE des derniers mois n’ont pas manqué de faire évoluer certains fondements de l’action extérieure.

1° Les récents événements ont permis de rôder le débat européen sur les sanctions. Les États membres se sont accordés sur la nécessité d’envoyer un message à Moscou et à leurs opinions publiques, même si des divergences demeurent quant à la méthode (la cadence, la nécessité d’accentuer la dimension ‘horizontale’ de l’instrument global sur les droits de l’Homme)

2° La souplesse qui avait permis par exemple à Emmanuel Macron de proposer une nouvelle forme de dialogue avec Moscou en 2019 a été balayée par les crises successives. L’affaire Navalny a poussé la France, comme l’Allemagne, à adopter un langage de relative fermeté. A l’instar du recentrage franco-allemand, les États traditionnellement favorables au dialogue et peu enclins à la multiplication des sanctions et des contre-sanctions, comme l’Italie ou la Grèce, replacent également la solidarité européenne au cœur de leur communication.

3° Ce recentrage des positions a eu pour effet de reléguer l’essentiel des manifestations publiques d’empathie avec le Kremlin aux extrémités du spectre politique.

Ces évolutions font dire à certains qu’en traitant J. Borrell de la sorte, Lavrov a paradoxalement rendu service à la PESC et à l’Union européenne.

En effet, le processus de réflexion stratégique engagé par l’UE depuis 2019 (et l’annonce de la Commission géopolitique) devait mener à rebattre les cartes de l’action extérieure. Une révision fondamentale ne pouvait toutefois pas se faire sur le terrain glissant de la fin de mandat du 45ème président américain, dans un contexte de « mort cérébrale » de l’OTAN et, au-delà, de décrépitude du multilatéralisme. La mise en place d’une nouvelle approche globale se joue donc en un temps très court, entre la mise en place de l’administration Biden (et la confirmation progressive de ses lignes d’action sur des dossiers tels que Nord Stream 2), et la tenue du Conseil européen des 25 et 26 mars prochains. 60 jours, tout au plus, pour définir le nouvel ordre de bataille euro-atlantique sur le dossier russe. Trop peu pour un nouvelle ligne politique; juste assez sans doute pour permettre la tenue d’une discussion stratégique sur la nouvelle posture de l’Union à l’égard d’un Kremlin déterminé à durcir le ton.

Les cinq principes dans le contexte actuel

Par souci de cohérence et de crédibilité, les Vingt-sept ont déjà réaffirmé, et devraient maintenir, les cinq principes directeurs de leur politique russe adoptés en mars 2016. Toutefois, ces principes peuvent-ils réellement former le socle d’une politique commune ?

  1. Les accords de Minsk sur l’Est de l’Ukraine

En faisant de la mise en œuvre des accords de Minsk sur le conflit dans l’est de l’Ukraine la condition préalable essentielle à toute modification substantielle de la position de l’Union à l’égard de la Russie, certains s’inquiètent de voir l’UE se priver elle-même des moyens d’influence sur le dossier et sur l’ensemble de la relation. En quittant le champ de l’encadrement stratégique du dialogue avec Moscou, l’Union se prive aussi de la capacité baliser l’action de ses membres.

Toutefois, l’actualité n’est pas à l’apaisement sur ce dossier, que ce soit au niveau de la militarisation de la ligne de contact dans le Donbass ou à celui d’un compromis domestique entre élites, comme l’ont démontré les récentes tensions entre la présidence et les oligarques/députés russophones d’Ukraine. En outre, l’appel de la rédactrice en chef de RT, M. Simonyan, à « étendre le bras protecteur de la mère patrie sur les russophones du Donbass » a donné le ton d’un éventuel narratif officiel. Le Kremlin a également appelé Paris et Berlin à user de leur influence sur Kiev pour éviter qu’une résurgence des hostilités ne franchisse la « ligne rouge », ce qui indique avant tout l’inversion de la charge de la preuve de la part de Moscou. C’est là que l’articulation avec le second principe prend toute son importance.

  1. Des relations renforcées avec les partenaires orientaux et d’autres voisins de l’Union, y compris l’Asie centrale.

Cette ligne d’action devrait se renforcer, comme l’indique la visite fin février-début mars du président du Conseil européen, Charles Michel, dans le trio de tête du Partenariat oriental (Moldavie, Géorgie, Ukraine, y compris la ligne de contact). Il reste que Moscou détient toujours la clef de la stabilité dans cette région en pleine mutation. L’accroissement de l’engagement européen en faveur de la transformation des économies et des sociétés d’Europe orientale doit donc inévitablement trouver les termes d’un dialogue avec la Russie. A cette fin, certains ont émis l’idée d’offrir à la Russie ce que l’UE refuse depuis sept ans : une forme de dialogue politique avec l’Union économique eurasiatique, qui viendrait valider l’identité régionale de cette organisation. L’implication européenne s’insèrerait alors dans le cadre potentiellement moins conflictuel d’une coordination des espaces économiques que représentent l’Union européenne, l’Union économique eurasiatique et les accords de libre-échange approfondis conclus dans le cadre de la politique de voisinage. Pour autant, l’option d’un apaisement avec Moscou à cet égard ne rencontre pas d’écho favorable à Bruxelles, et l’idée demeurera donc dans les cartons.

  1. Le renforcement de la résilience de l’Union.

L’UE continue de renforcer les moyens techniques de sa résilience dans les domaines de l’énergie ou de la cybervigilance. Sur le dossier énergétique, la bataille autour de Nord Stream 2 semble toucher à sa fin, et permet d’entrevoir une finalisation dans le courant de l’année. Une telle évolution s’accompagne toutefois de nombreux mécanismes de protection de l’autonomie stratégique européenne (notamment les garanties sur le transit ukrainien, avec ou sans la mise en place d’un mécanisme de « snapback » qui permettrait à l’UE de réguler l’afflux de gaz). Dans le domaine cyber, la priorité est donnée à la lutte contre la désinformation à travers des financements et des agences spécialisées à l’échelle européenne. Cependant, au-delà des moyens techniques de la résilience qui sont essentiellement défensifs ou réactifs, certains préconisent également la mise en place d’un politique volontariste. Ainsi, l’ancien chef de délégation européenne à Moscou, Marc Franco, plaide dans une note de l’Institut Egmont pour la création d’un mécanisme de coordination pour les investissements européens à l’étranger, à l’image du mécanisme adopté en mars 2019 sur le filtrage des investissements directs étrangers (qui établit « un cadre européen dans lequel la Commission européenne et les États membres peuvent coordonner leurs actions en matière d’investissements étrangers »). Ce type de coordination sur les investissements européens à l’étranger permettrait de limiter les lignes de fractures intra-européennes qui affectent la résilience de l’UE face à la Russie.

Par extension, la résilience la plus efficace serait celle qui dérive d’une coordination accrue au plan économique, fiscal ou encore consulaire, dans le cadre d’une définition commune des menaces. De tels mécanismes constitueraient autant d’instruments au service d’une politique de fermeté , mais présenteraient un caractère suffisamment technique pour ne pas se confondre avec la « diplomatie du mégaphone » par laquelle l’UE dénonce bruyamment, mais avec une efficacité d’autant diminuée, ses vulnérabilités à l’égard de la Russie.

  1. Une coopération sélective avec la Russie sur des questions présentant un intérêt pour l’Union.

La coopération sélective demeure un pilier essentiel de l’action extérieure européenne, pilier réaffirmé en troisième place par le HR/VP J. Borrell dans la formule push back, constrain, engage. C’est la mise à jour de la doctrine Harmel de 1967, et celle des conférences sur la sécurité et la coopération en Europe des années 1970. Il convient toutefois de rappeler que l’approche a porté ses fruits dans un contexte de détente et d’intérêts réciproques à l’instauration d’un dialogue. Il n’est pas certain que le Kremlin se montre réceptif à un engagement sélectif à l’heure même où sa posture de fermeté, voire de rupture, exprime précisément son refus de lier les dossiers d’intérêt commun à ceux qui relèvent de la politique intérieure. En l’absence d’un tel prérequis, il semble plus probable que Moscou définisse davantage le concept d’engagement sélectif comme une coopération privilégiée avec une sélection de partenaires européens, au détriment de la solidarité européenne. Ce que semble confirmer la multiplication des accords bilatéraux sur l’approvisionnement en vaccins Sputnik V, dont l’Italie sera le premier État membre à démarrer la production in situ. Par ailleurs, l’Italie semble la plus encline à préserver l’essentiel de la coopération sélective et à développer les partenariats économiques en dépit des tensions actuelles.

  1. Le soutien aux contacts interpersonnels

Enfin, le cinquième principe de l’action extérieure devrait faire l’objet d’un renforcement significatif dans le contexte actuel. Le soutien de l’UE aux contacts interpersonnels fait l’objet d’une révision approfondie qui va des conditions de délivrance de visas aux membres actifs de la société civile aux partenariats académiques, culturels et scientifiques ou à la multiplication des aides aux groupes sociaux vulnérables. Ce principe repose sur deux convictions européennes qui font débat. La première est que la société russe demeure massivement attachée aux valeurs occidentales, et n’apprécie qu’en théorie les positions martiales du ministre Lavrov sur l’inévitable rupture des relations avec une UE jugée pédante et moralisatrice. Cet lien direct entre les branches de la famille européenne s’illustrerait notamment dans les chiffres de l’octroi des visas Schengen et des programmes d’échange académique Erasmus+ qui placent la Russie au top des pays partenaires. La deuxième idée, qui vient en corollaire de la première, est que l’aspiration de la société russe à plus de liberté, de démocratie et de stabilité, bien que vivace, n’est entravée que par la chape répressive qui s’accentue depuis le troisième mandat de Poutine. Selon cette double logique, il serait du devoir de l’UE de maintenir le lien vital avec la société dans l’attente d’un renouvellement de la classe politique russe. Il est à noter que ce cinquième principe porte en lui l’avantage d’un consensus européen aussi naturel que discret et permet de mener des actions compatibles et complémentaires de la part des États membres comme de l’UE ou d’autres organisations régionales (comme le Conseil de l’Europe, également très actif à cet égard).

Trois pistes de réflexion pour une Realpolitik fidèle aux valeurs européennes

En cette date anniversaire, quelles sont les balises de la réflexion stratégique des ministres des Affaires étrangère et des chefs d’État ou de gouvernement de l’UE?

« Sanctions are just a tool, they don’t replace policy.
We have to do many other things. In the case of Russia, that policy must engage in three things: We have to push back, we have to contain and we have to engage »
J.Borrell, Spiegel international, 26.02.2021

  1. L’UE est appelée à définir plus clairement les axes de sa politique à l’égard de la Russie pour acter la revitalisation de l’alliance transatlantique et les conséquences du bras de fer diplomatique avec Moscou. Le statu quo, sur base d’une simple prorogation des cinq principes de 2016, paraît impossible : reste à savoir si les États membres parviendront, en un temps si court, à valider les termes d’un compromis.
  2. Les sanctions constituent une part importante de la discussion, mais elles ne devraient plus en être l’épicentre. D’une part, de nouvelles mesures adoptées sur la base de l’instrument global sur les droits de l’Homme devraient mettre en évidence le caractère horizontal de l’outil en ciblant des problèmes analogues dans diverses régions du monde (Chine, Russie, Corée du Nord, Libye, Érythrée et Soudan, selon l’Agence Europe du 12 mars 2021). D’autre part, un rééquilibrage des politiques de sanctions pourrait tenir compte de l’intensification des sanctions américaines et britanniques au titre du respect de la prohibition des armes chimiques. Le chapitre des sanctions visant à empêcher la finalisation de Nord Stream 2 pourrait se refermer progressivement pour laisser place à une politique renouvelée sur la base de ces nouveaux équilibres internationaux. En tout état de cause, l’UE semble avoir pris conscience que les sanctions ne peuvent tenir lieu de politique, mais doivent au contraire en servir une.
  3. Les États membres ont réaffirmé leur engagement à l’égard des cinq principes directeurs, mais il conviendra de les calibrer en fonction des priorités des Vingt-sept et de la nouvelle attitude du Kremlin. La somme de ces deux paramètres peut donner naissance à une politique plus ferme, plus resserrée autour de la définition des menaces communes, mais également moins déclarative afin de laisser davantage de champ à la coopération dans certains domaines d’intérêt commun. Dans cette hypothèse, l’UE chercherait à développer les moyens d’une influence effective en atténuant les messages destinés à son opinion publique. Il s’agirait alors d’une Realpolitik modernisée, capable de défendre l’intérêt de l’Union sans transiger sur ses valeurs fondamentales. Une désescalade sur la forme, adossée à une alliance atlantique raffermie,  permettrait à l’action extérieure européenne de tirer les leçons de ces cinq années pour le moins éprouvantes. Cependant, toute révision substantielle des principes exigerait des Vingt-sept qu’ils dépassent le plus petit commun dénominateur de leurs intérêts respectifs; une ambition probablement prématurée à ce stade.  

EN UNE QUESTION

Faut-il réviser les cinq principes directeurs de l’UE à l’égard de la Russie? 

La réponse de Jim Cloos, Senior Associate Fellow, Institut Egmont, Belgique

Les principes adoptés en mars 2016 étaient censés aider à débloquer la situation. Cela ne s’est pas fait. Ils restent largement valables, mais il convient de les rendre plus opérationnels et d’en faire une politique cohérente pour atteindre nos objectifs politiques.

  • être intraitable dans la défense de nos intérêts et valeurs. La façon dont notre HR a été traité est inacceptable ;
  • répondre à toute tentative de déstabilisation (Cyber et autre) et accroître notre résilience et autonomie stratégique. La coopération avec l’OTAN sera d’autant plus importante que la Russie se montrera agressive ;
  • respecter la nation russe et travailler avec la société civile russe ;
  • garder les canaux de communication ouverts, mais pas dans le désordre où chaque rencontre est vue comme une victoire par le Kremlin et une trahison par certains Etats membres ;
  • utiliser peut-être davantage l’OSCE comme un canal de communication ;
  • considérer les sanctions comme un instrument efficace au service d’une politique, pas comme une fin en soi;
  • défendre le droit des pays situés dans le voisinage de l’UE et de la Russie de choisir leur propre destinée et les assister, sans raisonner en termes de confrontation de blocs et de choix binaires;
  • relancer Minsk, en accord avec nos conditions, mais sans en faire un préalable absolu pour toute forme de coopération avec la Russie ;
  • ne pas exclure des coopérations sélectives qui font du sens, sur le plan bilatéral et global (énergie, vaccins, espace, climat…) ;
  • faire preuve de plus de Realpolitik : sur la Syrie et la Libye plus de dialogue avec la Russie aurait peut-être conduit à un meilleur résultat pour les peuples concernés et le monde ;
  • ne pas pousser les Russes dans les bras chinois, ce qui n’est pas un risque zéro. Or, un bloc sino-russe changerait la donne et nous obligerait à retourner à une logique bloc contre bloc qui serait bien plus dangereuse que celle de l’après-guerre.
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