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Analyse

L’Europe face à un nouveau conflit « gelé »

par Laetitia Spetschinsky, le 1 avril 2022

L’annonce faite par les autorités russes ce 29 mars d’une réduction des opérations militaires sur Kiev et Chernigiv constitue la première inflexion en ce sens depuis le début de la guerre. Elle entrouvre la réflexion sur la manière dont ce conflit pourrait s’achever, ou s’enliser. A cet égard, l’expérience des conflits gelés en Europe orientale offre un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler l’après-guerre européen. 

Les conflits longtemps qualifiés de « gelés » grèvent la stabilité européenne depuis la disparition de l’URSS. Localisés, à l‘origine, dans le Caucase et en Moldavie, ils avaient pris racine dans la défense d’identités culturelles et linguistiques – et s’étaient maintenus à la faveur d’opportunismes politiques. C’est également la voie qu’avaient emprunté, en 2015, les républiques auto-proclamées du Donbass, fondant leur existence sur la menace d’une élimination de la culture russophone d’Ukraine et instaurant une autorité non-reconnue sur des territoires définis. Dans ce dernier cas, à la différence des autres, le conflit ne procédait pas directement de l’effondrement de l’URSS mais plutôt des événements qui avaient mené, un an auparavant, à l’annexion de la Crimée et aux réactions de l’État ukrainien.  

Politiquement, ces conflits sont demeurés comme suspendus entre la guerre et la paix, car les cessez-le-feu imparfaits qui avaient permis l’arrêt des combats avaient retardé, voire condamné la recherche d’une issue diplomatique. Dans tous les cas hormis celui de la Transnistrie, ces conflits se sont brutalement réveillés : en Géorgie, par la reconnaissance russe des indépendances de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud à l’issue de la guerre des cinq jours (8-13 août 2008), au Karabakh, par la défaite militaire de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan (automne 2020), et en Ukraine par la reconnaissance des républiques auto-proclamées du Donbass par la Russie le 21 février dernier.

Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, l’empreinte qu’elle laissera apparait déjà à la lumière de ces conflits récents. Deux éléments permettent d’entrevoir les conséquences à long terme sur l’architecture européenne de sécurité. 

Premièrement, il faut partir de l’idée que la Russie ne renoncera pas à ses prises territoriales, quelles qu’elles soient. A ce stade, il est impossible d’en tracer les contours ni de savoir si ces prédations territoriales seront annexées (comme la Crimée) ou s’il elles hériteront d’une forme d’indépendance (à l’instar des républiques auto-proclamées de Donetsk et Louhansk). Deuxièmement, ni le gouvernement ukrainien d’après-guerre, ni les Occidentaux ou leurs alliés ne reconnaîtront cette nouvelle voie de fait.

Reste à savoir si les alliés de la Russie lui emboîteront le pas, mais là également, l’histoire des conflits gelés indique le contraire : en dépit d’intenses efforts diplomatiques du Kremlin, aucun partenaire significatif de la Russie n’a reconnu les indépendances de l’Abkhazie, de l’Ossétie ou l’annexion de la Crimée. La diplomatie chinoise est restée guidée par le principe du respect de l’intégrité territoriale et par la volonté de maintenir un statut de concurrent, et non d’ennemi, des partenaires internationaux. Le 1er avril, le Kazakhstan lui-même, plus proche allié de Moscou après Minsk, a dénoncé la violation de l’intégrité ukrainienne et du droit international. Seul le président biélorusse, progressivement vassalisé par le Kremlin depuis les élections d’août 2020 après 25 ans de résistance souverainiste, a fini par reconnaitre l’annexion de la Crimée en décembre 2021. 

Cette double évolution – nouvelle réalité géopolitique, et création d’un nouveau hiatus entre réalité de terrain et reconnaissance juridique – ferait le lit d’un nouveau conflit gelé. Au terme de cette guerre qui n’a pas encore dit son dernier mot, l’Europe pourrait être défigurée par une nouvelle ligne de contact, le long de laquelle une force internationale sera appelée à faire respecter un cessez-le-feu plus ou moins précaire.

C’est ici que s’ouvre le second volet du processus qui fait entrer en scène la diplomatie internationale et pose un autre type de question.

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D’abord, celle de la force multinationale pour superviser le respect du cessez-le-feu. Outre l’ONU, l’OSCE semblerait toute désignée en raison de son mode de fonctionnement, de son expérience et de ses capacités, mais le risque est grand de voir la Russie désavouer ce symbole historique de la coopération. Une autre possibilité, comme dans le cas de l’Ossétie des années 1990, serait que la supervision soit confiée à quelques acteurs clef de la région.

Parallèlement, il conviendra évidemment d’enclencher un processus diplomatique pour dégager une solution politique à plus long terme. Or, à cet égard, le casting est pour le moins complexe. Quelles pourraient ou devraient être les puissances impliquées dans ce processus ?

Tout d’abord, l’Ukraine, bien sûr. Les propositions de la délégation ukrainienne à Istanbul ces 29 et 30 mars incluent la possibilité d’une neutralité de l’Ukraine et le gel des discussions sur la Crimée pendant une période déterminée. Cependant, vu l’importance de la décision, Kiev a également précisé que toute décision sur la neutralité de l’Ukraine devrait impérativement être soumise à un référendum. Or un tel référendum ne pourrait se faire que sur un territoire clairement défini, et moyennant un accès du gouvernement central à l’ensemble dudit territoire – ce que tend à confirmer la demande ukrainienne d’un retrait russe sur les positions au 23 février. Un scenario qui répète donc celui des accords de Minsk qui supposaient également la tenue d’élections sur les territoires séparatistes pour définir les contours d’un fédéralisme satisfaisant pour tous. L’amorce des négociations illustre le risque de voir se répéter les erreurs ou les nœuds qui ont mené au désastre actuel. 

Deuxième acteur en jeu : l’UE, pour laquelle une telle mission serait l’occasion rêvée de confirmer son « réveil géopolitique ». Mais lestée du poids des sanctions adoptées depuis le 23 février, sa participation (en tant qu’Union) reste improbable. Certaines capitales, comme par le passé, pourraient par contre tabler sur les canaux de communication établis pour reprendre le dialogue.

Troisième élément, les États-Unis, dont l’implication semble d’autant plus nécessaire que c’est avec Washington que Moscou exige, depuis décembre 2021, de négocier la sécurité européenne. Sauf qu’entre-temps, le président Biden a qualifié Vladimir Poutine de « criminel de guerre », de « boucher » et appelé de ses vœux un changement de régime en Russie, ce qui sied mal à l’établissement d’un dialogue constructif sur la sécurité européenne.

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Les dynamiques des conflits récents en Europe indiquent que l’Europe se trouve au seuil d’un conflit latent d’une ampleur inégalée. Les éléments qui permettent de le penser sont ceux qui rapprochent la situation actuelle des expériences passées, à savoir :

  1. La nature du conflit est d’ordre existentiel, et non matériel. Les gains et les pertes économiques ou stratégiques qui l’accompagnent sont secondaires par rapport à l’enjeu de la survie pour la partie ukrainienne, et à celui de puissance pour la partie russe.
  2. Toute désescalade ne peut que commencer par la conclusion d’un cessez-le-feu sur une zone de sécurité de part et d’autre d’une ligne de démarcation. La ligne qui sera agréée définira l’ampleur du contrôle russe sur les territoires ukrainiens pour une période plus ou moins longue.
  3. Si le processus politique (qui doit emboiter le pas au cessez-le-feu) stagne cette ligne de démarcation risque de se muer en frontière intérieure.
  4. Dans ce cas, il faut anticiper le risque qu’une autorité locale prenne racine sur les territoires occupés. Se posera alors la question, pour les citoyens pris dans ce piège, de la nationalité, de la reprise d’une certaine normalité (travail, salaire, pensions, accès aux soins, etc.) et de l’exercice des droits fondamentaux (notamment l’accès à la justice).

Enfin, hors l’hypothèse d’une défaite et d’un retrait russes, il n’y a que deux issues pour le Kremlin.

  1. Incorporer les territoires conquis dans la Fédération de Russie (schéma Crimée), ce qui expliquerait peut-être la confusion du chef des renseignements extérieurs lors de la dernière réunion publique du Conseil de Sécurité (aurait-il commis l’erreur de sauter une étape ?), ou
  2. Créer de toutes pièces une république indépendante sur la partie occupée du territoire ukrainien sous l’autorité d’un homme-lige. Il s’agirait alors d’une version officialisée du schéma « Donbass », avec la constitution d’un territoire, d’une population et d’une autorité politique : trois des quatre critères de la Convention de Montevideo (1933) qui définit les bases de l’État souverain, auquel il ne manquerait donc que la reconnaissance internationale… comme dans les cas de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud et de la Transnistrie.

L’Europe se trouverait alors face à un nouveau conflit « gelé » d’une ampleur et d’une complexité inédites, ce qui tend à son tour à alimenter les craintes d’une fragilisation profonde de la sécurité européenne et du risque d’un éternel retour du conflit.

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