Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

L’hydrogène européen peut-il se passer du gaz russe?

Auteur: Danila Bochkarev – mis en ligne le 20 mai 2021  

L’ambition européenne de développer l’hydrogène vert, sur la base d’énergies renouvelables, est-elle réaliste? Si oui, dans quel délai, et au prix de quelle transition? Pour Danila Bochkarev, l’Union européenne devra – pour atteindre son objectif – s’accommoder d’une production intérimaire d’hydrogène bleu (produit à base de gaz naturel) pour accélérer l’abandon des combustibles fossiles tout en évitant des coûts rédhibitoires. Un scenario qui implique une forte dose de pragmatisme de la part de l’UE comme de la Russie… Décryptage. 

La production mondiale d’hydrogène atteint 70 à 75 millions de tonnes par an. Actuellement, la production d’hydrogène est un processus à forte intensité de carbone et d’énergie, qui entraîne des émissions élevées de gaz à effet de serre (environ 850 millions de tonnes d’équivalent CO2). Cette production consomme actuellement 6 % de la production mondiale de gaz et 2% de celle de charbon. Moins de 0,1% de la production mondiale d’hydrogène est à faible teneur en carbone. La majeure partie de l’hydrogène est actuellement utilisée pour le raffinage du pétrole, le traitement des métaux ou la production d’engrais. Le regain d’intérêt pour l’hydrogène est lié au développement de nouvelles technologies qui permettront, à moyen terme, de réduire l’empreinte carbone de la production d’hydrogène – et ce à un coût abordable. Cela permettra d’étendre l’application massive de l’hydrogène au secteur de l’électricité et aux transports. 

Schématiquement, l’hydrogène à faible émission de carbone est classé selon sa méthode de production: il est dit « bleu » lorsqu’il est produit à partir de gaz naturel, « vert » lorsqu’il est produit à partir d’eau avec des électrolyseurs alimentés par de l’électricité renouvelable, ou « jaune » lorsqu’il est d’origine nucléaire.  

L’hydrogène revêt une importance stratégique dans la transition de l’Europe vers une nouvelle économie à faibles émissions. Il pourrait en effet remplacer les combustibles fossiles dans certains processus industriels à forte intensité de carbone, comme dans les secteurs de l’acier ou de la chimie, et contribuer à l’objectif de neutralité climatique en 2050. Par ailleurs, l’hydrogène permettrait de récupérer ou de « stocker » les excédents d’énergie renouvelable (solaire, éolienne) dont la production est par définition imprévisible et pour laquelle les méthodes de stockage demeurent insuffisantes.

En 2020, la France, l’Allemagne et l’UE ont adopté leurs stratégies respectives en matière d’hydrogène. L’ambition de la Commission est de parvenir le plus rapidement possible au déploiement d’un hydrogène renouvelable à grande échelle. Cependant, la période de transition demeure tributaire de l’utilisation des sources fossiles ou nucléaires. Au sein des 27, les tensions se cristallisent donc – entre autres – sur l’utilisation du gaz et du nucléaire pour la période de transition vers un hydrogène totalement décarbonisé. Et les experts s’interrogent sur le réalisme de cette « réalité virtuelle » qui semble guider les projets de l’exécutif européen.

Des conséquences directes pour le voisinage européen 

La stratégie de l’UE prévoit également un soutien financier direct et indirect au voisinage de l’Europe, qui risque de souffrir de cette transition vers l’économie verte. La croissance de la population et l’augmentation des coûts de production des hydrocarbures pourraient, par exemple, déstabiliser l’Algérie. L’Ukraine, en tant que partie contractante de la Communauté de l’énergie, doit s’adapter aux règles énergétiques de l’UE et sera donc fortement influencée par la transition verte de l’UE, notamment par les taxes sur le carbone. Cette transition aura inévitablement un coût pour l’industrie ukrainienne à forte intensité de carbone, qui est en difficulté. Entre 2011 et 2020, les sidérurgistes du pays ont réduit leur production de 35,3 à 20,5 millions de tonnes et la baisse se poursuivra après l’introduction de la taxe carbone aux frontières de l’UE.

La stratégie de l’UE sur l’hydrogène ne mentionne pas la Russie. Cela pourrait être dû à la réticence de la Commission à développer la production d’hydrogène à partir de combustibles nucléaires ou fossiles, ou le signe d’une relation fortement détériorée.

Quoi qu’il en soit, le potentiel de la Russie en matière d’hydrogène ne devrait être négligé ni par l’Europe, ni par l’industrie russe. Le pays dispose en effet de plusieurs avantages naturels pour produire de l’hydrogène à faible émission de carbone : d’abondantes ressources en gaz naturel et en eau, de l’hydroélectricité et de l’énergie nucléaire bon marché, et un réseau développé de pipelines pour acheminer l’hydrogène ou un mélange méthane-hydrogène vers les principaux centres de consommation (Chine, Europe et Japon). En octobre 2020, la Russie a publié sa « feuille de route pour l’hydrogène jusqu’en 2024 ». En outre, selon une stratégie gouvernementale pour le développement de l’énergie hydrogène, les exportations russes d’hydrogène pourraient atteindre 7,9 à 33,4 millions de tonnes (d’une valeur de 23,6 à 100,2 milliards de dollars) d’ici 2050.

Le coût de production et les infrastructures sont les principaux atouts de la Russie. Gazprom estime que l’hydrogène bleu produit par reformage du méthane à la vapeur (SMR) avec capture-stockage du carbone (CSC) coûtera de 1,9 à 2,3 $/kg, tandis que l’hydrogène vert produit par l’énergie éolienne et solaire coûtera respectivement de 4,6 à 10 $/kg et de 7,1 à 14,9 $/kg. De même, le Crédit Suisse estime que l’hydrogène vert (coût de production à partir de 5 $/kg) n’est pas compétitif par rapport à l’hydrogène bleu (2,6 $/kg). Le Credit Suisse voit également des perspectives de baisse du coût de l’hydrogène bleu en fonction de la réduction significative des coûts des électrolyseurs et de la persistance de prix bas de l’électricité. Cela peut paraître surprenant, mais, en l’état actuel, l’empreinte carbone réelle de l’hydrogène bleu est également inférieure à celle de l’hydrogène vert. En effet, selon RystadEnergy, « l’hydrogène produit par électrolyse donnerait lieu à 14 kg d’émissions de CO2 par kg d’hydrogène, car 35% de toute l’électricité en Europe est produite par des combustibles fossiles. En comparaison, l’hydrogène bleu produit par reformage du gaz naturel émettrait 1,7 kg de CO2 par kg d’hydrogène ».  

L’infrastructure est un autre atout important qui pourrait aider la Russie à développer son économie de l’hydrogène. Un mélange hydrogène-méthane pourrait être acheminé par certains pipelines haute-pression existants. À ce stade, la question réside dans la proportion du mélange. Actuellement, un mélange de 30% d’hydrogène et de 70% de méthane dans l’infrastructure des pipelines est considéré comme un minimum sûr. À l’avenir, la part d’hydrogène pourrait atteindre 70% du mélange (30% restant pour le méthane). L’utilisation du mélange hydrogène-méthane pourrait contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par exemple, au Royaume Uni, l’utilisation du mélange méthane-hydrogène (20% hydrogène, 80% méthane) pourrait réduire des émissions du pays de 6 millions tonnes de CO2 (ou l’équivalent des émissions annuelles de 2.5 millions de voitures). 

Il ne fait aucun doute que l’hydrogène sera au centre des relations énergétiques entre l’UE et la Russie. L’hydrogène peut être importé de Russie; il peut également être produit en Europe à partir de gaz naturel importé de Russie et d’électricité renouvelable produite dans l’UE. En tout état de cause, Bruxelles et Moscou sont appelées à trouver un compromis mutuellement acceptable fondé sur une évaluation réaliste des capacités actuelles. La Russie devra accepter que la décarbonisation soit devenue l’objectif numéro un de l’Europe. D’autre part, pour atteindre un taux net zéro d’ici à 2050, l’Union devra nécessairement résoudre l’équation suivante : organiser une période de transition plus ou moins longue pour l’hydrogène provenant de sources fossiles – et donc, en partie au moins, du gaz russe – ou s’accommoder de solutions délicates, telles que la mise en place de systèmes de captage-stockage géologique du CO2 (CSC), de l’augmentation de l’offre nucléaire, de l’accroissement substantiel des coûts à la consommation, ou encore de la désindustrialisation massive.  

Entre contraintes fossiles et ambitions décarbonées, la transition verte passera donc encore une fois par une approche réaliste de l’interdépendance energétique entre l’Europe et la Russie.

Recension

Tatiana Romanova, St Petersburg State University

Russia’s political discourse on the EU’s energy transition (2014-2019) and its effect on EU-Russia energy relations

Energy Policy vol.154 (2021)

Auteur: Laetitia Spetschinsky – mis en ligne le 19 mai 2021  

Dans une recherche publiée fin avril 2021, Tatiana Romanova livre les résultats d’une recherche approfondie sur le discours officiel russe à l’égard de la transition énergétique de l’UE. La période étudiée s’étend de 2014 (année-pivot des relations) à 2019 (année des principales stratégies énergétiques de part et d’autre). La position de la Russie est ici celle d’un « policy-taker »: l’étude capte la manière dont Moscou perçoit les ambitions stratégiques européennes, et dessine les réponses politiques qui en découlent.

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Rosatom and EDF Group join forces to develop green hydrogen (EDF Russie, 26 avril 2021)

En mars 2021, l’agence russe ROSATOM et le groupe français EDF ont signé un accord de coopération stratégique pour développer l’hydrogène vert en Europe et en Russie.

L’Allemagne veut coopérer avec Moscou dans l’hydrogène (Reuters, 29 avril 2021)

Fin avril, lors d’une conférence bilatérale, le ministre allemand de l’Economie a réaffirmé l’intérêt de l’Allemagne pour le gaz naturel russe comme énergie de transition. « Selon Peter Altmaier, le gaz russe est nécessaire alors que l’Allemagne a tourné le dos à l’énergie nucléaire et aux centrales à charbon en attendant le développement de son projet d’hydrogène ».

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