Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

L’art du possible

Revue de l’Actualité Euro-Russe du 1 au 31 janvier 2022

A l’agenda

9 février 18h

Conférence en ligne
Russia’s Challenge to the Euro-Atlantic Security Order

Infos https://aeur.eu/f/6c 

Orateurs
Pierre Vimont, Senior Fellow at Carnegie Europe; Former Ambassador of France to the United States; Former Executive Secretary-General of the European External Action Service (EEAS)
Matthias Lüttenberg, Director for Eastern Europe, Caucasus, and Central Asia in Germany’s Federal Foreign Office
Fiona Hill, Senior Fellow in the Center on the United States and Europe in the Foreign Policy Program at Brookings
Michael Siebert (tbc), Managing Director for Russia, Eastern Partnership, Central Asia, Regional Cooperation, and OSCE at the European External Action Service (EEAS)

Organisateur :  DGAP

Repères chronologiques
______

4-6 janvier
Visite du HR/VP Josep Borrell à Louhansk

7 janvier
Lancement de la présidence francaise du Conseil de l’UE

10 janvier
Sommet USA-Russie (Genève)

12 janvier
Conseil OTAN-Russie (Bruxelles)

13 janvier
Conseil permanent OSCE (Vienne), lancement de la présidence polonaise

13 et 14 janvier
Réunion informelle des MAE de l’UE (« Gymnich ») (Brest)

17 janvier
Parlement européen. Réunion extraordinaire de la commission des affaires étrangères et la sous-commission « sécurité et défense »

19 janvier
Sommet virtuel de Davos

24 janvier
Conseil de l’UE (Affaires étrangères)

26 janvier
Déclaration des conseillers des chefs d’État et de gouvernement du format Normandie.

A lire

Ivan Krastev, Europe Thinks Putin Is Planning Something Even Worse Than War, New York Times, 3 février 2022.

Que fait l’Europe ?

 « Europe is weakened and unsettled. It would be almost surprising if Russia did not make a new attempt to redesign the European security architecture to its liking».

Sigmar Gabriel & Janusz Reiter
Wer nicht bereit ist, Härte zu zeigen, wird Härte erfahren
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 janvier 2022

Pendant de longues semaines, la diplomatie européenne peine à trouver sa place : elle déplore son absence à la table des négociations de Genève, tout en se disant satisfaite de l’intense coordination avec Washington.  Certes, les 27 apparaissent plus unis que d’ordinaire, mais la discorde règne quant au moyen de relever le défi de la stabilité européenne. En pleine semaine de négociations russo-américaines, l’UE avoue encore « devoir parvenir à une position unie » et devoir « justifier son rôle, en l’étayant par des pistes d’action concrètes ».

Pour « unir les positions », il faut accommoder les partisans de la dissuasion massive (qui exigent des sanctions lourdes et un soutien militaire à l’Ukraine) avec le camp de l’apaisement, qui veut sauvegarder le dialogue. Les premiers appellent à tout miser sur l’Alliance atlantique, les autres voient l’occasion de faire émerger une autonomie stratégique européenne adossée à l’OTAN. Une concurrence des choix stratégiques qui se cristallise à un moment-clef puisque la boussole stratégique de l’Union doit aboutir, en mars, à l’articulation d’une livre blanc sur la sécurité européenne.

Tandis que les capitales se consultent et se coordonnent, les premières actions concrètes surgissent du côté de la présidence du Conseil de l’UE et de la Commission européenne. D’une part, la présidence française et la chancellerie allemande travaillent dans l’angle mort de l’actualité internationale pour mettre en selle un format de « dialogue exigeant » avec Moscou focalisé sur la reprise du Format Normandie (1). D’autre part, la Commission fourbit ses armes  (2) et négocie pied-à-pied la réorientation des livraisons de gaz naturel liquéfié sur les marchés mondiaux. La question se pose désormais de savoir si cette option pourrait constituer une solution à plus long terme pour la sécurité de l’approvisionnement européen.

1. La présidence française : Paris et Berlin prennent les devants

En ce début d’année, la France s’apprête à orchestrer une présidence européenne à haut-risque mais affiche sa détermination à faire flotter le drapeau tricolore sur l’autonomie stratégique. La nouvelle coalition allemande, aux commandes du G7 pour l’année 2022, doit encore ajuster sa partition, comme en attestent les dissonances internes sur la place de Nord Stream 2 dans l’arsenal coercitif.

Dès le début de la crise, Paris et Berlin prennent prudemment les devants sur le dialogue avec Moscou. Ayant préparé le terrain en format virtuel, ils dépêchent leurs conseillers (Jens Plotner, Allemagne & Emmanuel Bonne, France) à Kiev pour dégager des solutions diplomatiques sur le Donbass. Tandis que Moscou et Washington croisent le fer à Genève, cette diplomatie feutrée débouche le 11 janvier sur l’engagement de l’Ukraine à « prendre les décisions nécessaires pour mettre fin à la guerre dans la région du Donbass ».

L’invitation adressée par le président Zelensky à ses homologues américain et russe pour une rencontre virtuelle trilatérale (14 janvier), en prévision d’une première rencontre au format Normandie (17 janvier), marque un tournant. Les contacts se multiplient à tous les niveaux, pour déboucher, le 26 janvier, sur une rencontre quadrilatérale à Paris entre les conseillers des pays respectifs. Le communiqué conjoint témoigne du « désir mutuel » de résoudre les frictions par le biais de négociations futures à Berlin au début du mois de février, toujours sur la base des accords de Minsk. Dans un « contexte difficile », les parties savourent déjà le « signal de réengagement » convoyé par la réunion.

Pourquoi relancer le format Normandie ?

Premièrement, il parait probable que le dialogue entre Moscou, Washington ou l’OTAN ne permettra pas d’apaisement à court ou moyen terme. C’est ce que laisse entendre la Ministre Baerbock au seuil des rencontres informelles des ministers des Affaires étrangères et de la Défense européens à Brest, les 12-13 janvier : « I don’t think anyone came to the negotiating table and thought: ‘We haven’t talked to each other for two years, now we’ll solve in a few hours everything that hasn’t been discussed in the last few years’ ». En engageant le dialogue à un autre niveau, les partenaires européens tissent un filet de sécurité supplémentaire.

Deuxièmement, les démarches de Paris, Berlin et Kiev visent naturellement à éviter que décisions soient prises sur l’Europe sans l’Europe, et sur l’Ukraine sans l’Ukraine. En axant les processus diplomatiques sur le format Normandie, les trois capitales rappellent aussi que c’est au cœur du continent – et non par-dessus l’Atlantique – que se joue leur sécurité.

Troisièmement, pour la France, l’enjeu est évident. La présidence du Conseil offre une opportunité unique de promouvoir l’autonomie stratégique qu’elle ambitionne pour l’Europe. Le discours d’Emmanuel Macron au Parlement européen, le 19 janvier, met en évidence le choix d’un « ordre de sécurité et de stabilité » qui doit être défini « entre européens », puis « partagé avec les alliés dans le cadre de l’OTAN », avant d’être « proposé à la négociation avec la Russie ». Le « pacte européen » y est conçu dans un dialogue « franc » avec la Russie, malgré les difficultés, au nom de l’indivisibilité de la sécurité. Aux Russes qui exigent une réédition des accords de Yalta, le locataire de l’Élysée propose de retourner aux principes d’Helsinki, et de commencer par le format Normandie.

De la méthode franco-allemande

Pour ne laisser aucun doute sur leur solidarité alliée, les deux capitales multiplient les signaux de réassurance à l’égard de l’UE et l’OTAN. A cet égard, Paris a offert d’envoyer des « centaines d’hommes » en Roumanie dans le cadre d’une opération de l’OTAN « pour dissiper tout soupçon » sur l’engagement de la France aux côtés de l’Ukraine et des alliés. L’Allemagne semble se résigner à accepter en dernier recours le sacrifice de Nord Stream 2. Ce n’est qu’au prix d’un tel équilibre que le Président Macron et le Chancelier Scholz peuvent avancer sur le sentier étroit du « dialogue exigeant et conforme [aux] intérêts collectifs de sécurité ».

Cet exercice funambule est d’autant plus complexe qu’il est suivi par un nombre relativement restreint de partenaires européens. Parmi les partisans du dialogue, il y a lieu de signaler l’Italie et l’Autriche, qui ne cachent pas leur volonté de préserver la voie du dialogue au service d’intérêts économiques majeurs. Pour Mario Draghi, l’Europe n’est pas en position de renoncer au gaz russe ; en outre, les milieux d’affaires italiens ont maintenu leur réunion prévue avec le chef du Kremlin. L’Autriche, membre de l’UE mais pas de l’OTAN, affiche sa préférence pour le dialogue, mais fait face à des divergences internes. Certes, son gouvernement entend « servir de pont » entre l’Europe et la Russie, mais le président du Parlement, Wolfgang Sobotka, rappelle également que neutralité militaire ne signifie pas neutralité politique : Vienne doit prendre des « positions claires » aux côtés de ses partenaires européens et se tenir prête – c’est un revirement – à mettre Nord Stream 2 en jeu si nécessaire.

Il y a aussi des alliés complexes, comme la Hongrie qui, pour des raisons très différentes, continue à promouvoir une diplomatie à contre-courant de l’UE. Son Premier Ministre a été décoré, le 30 décembre, de l’Ordre russe de l’amitié par Serguei Lavrov au titre notamment des livraisons de vaccins et de gaz, deux canaux de coopération également salués par lors de la rencontre entre Viktor Orban et Vladimir Poutine à Moscou le 1er février. Au-delà de sa communauté de vues avec Moscou sur toute une série de dossiers, Budapest entretient par ailleurs un litige avec Kiev sur la question des minorités hongroises en Ukraine. Fin janvier, le ministre hongrois des Affaires étrangères déclarait que « si les Ukrainiens ne reviennent pas sur leur politique anti-minorités, la capacité du gouvernement hongrois à apporter un quelconque soutien à l’Ukraine sera considérablement limitée ». Il a ajouté que « l’intérêt hongrois est clairement de maintenir une relation pragmatique et normale avec la Russie, fondée sur le respect mutuel ».

Enfin, le soutien discret de Chypre à la Russie continue çà et là à peser dans le processus décisionnel européen, lorsque des décisions exigent l’unanimité.

En revanche, les partisans du dialogue peine à convaincre à l’Est. Pour l’Europe médiane, l’Europe ne peut se faire respecter que par une action décisive à tous les niveaux : une diplomatie sans concessions, des livraisons militaires d’urgence à l’Ukraine et l’imposition de sanctions massives. Marcin Przydacz, vice-Ministre polonais des Affaires Etrangères, a même plaidé pour des sanctions préventives, au motif que l’Europe ne doit pas « se réveiller au moment de l’attaque ».

Le rift européen

A la mi-janvier, les pays baltes et le Royaume-Uni ont pris l’initiative de passer du soutien diplomatique au soutien militaire en débloquant les livraisons d’armes à l’Ukraine. Cette évolution marque une rupture au sein de l’UE.

Seule l’Allemagne demeure inflexible sur le principe de non-exportation d’armes létales, à tel point que le matériel militaire britannique n’a pu être livré en Ukraine qu’en contournant l’espace aérien allemand. Par ailleurs, Berlin a bloqué jusqu’à la réexportation des anciennes armes soviétiques que la RDA avait vendues à la Finlande, et la Finlande à l’Estonie (2009), laquelle souhaite désormais les livrer à l’Ukraine. Si le message est fort, l’interdiction ne devrait toutefois pas affecter l’Ukraine qui bénéficiera d’autres apports : des lance-missiles de défense anti-aérienne Stinger MANPADS (de Lituanie et Lettonie), et de missiles anti-chars Javelins (Estonie).

Ces livraisons se font dans un contexte d’alarmisme qui provient essentiellement des États-Unis et du Royaume Uni. Le 14 janvier, le renseignement américain annonçait le risque d’une opération de provocation pour justifier l’invasion de l’Ukraine (US intelligence indicates Russia preparing operation to justify invasion of Ukraine, CNN, 14 janvier). Quelques jours plus tard, le Président Biden prédisait une invasion imminente (« My guess is he will move in. He has to do something », Joe Biden, le 19 janvier). Le 22 janvier, le Foreign Office annoncait détenir les preuves de l’imminence d’un coup d’Etat pro-russe (The Foreign Office has said that it had exposed evidence of a plot to install a pro-Moscow government in Ukraine, The Guardian, 22 janvier).

Ces annonces ont fini par provoquer des réactions étonnamment virulentes en France. Par exemple, sous le titre « Crise en Ukraine : la communication de crise américaine, une arme à double tranchant », Le Monde dénonce le côté tapageur de la communication américaine et les risques qu’elle fait courir à l’Europe : « En plaçant en alerte 8 500 soldats, prêts à être déployés si la Force de réaction de l’OTAN était activée, l’administration Biden évite de réduire sa position à une promotion de sanctions économiques, en cas d’opération russe. Cet affichage alimente pourtant les interrogations sur un effet pervers possible : la prophétie autoréalisatrice. A force de crier au loup, n’encourage-t-on pas son appétit et sa venue ? ». De même, le président ukrainien a frôlé l’incident diplomatique en demandant à son homologue américain de cesser d’alerter le monde sur le risque de guerre, au risque de semer la panique sur les marchés ukrainiens. Il a ajouté que la situation perdurait depuis 2014 et que les Ukrainiens étaient habitués à vivre sous cette menace.

Les séquelles de l’Europe

Quel que soit le camp de la raison, la crise déclenchée par l’ultimatum russe modifie en profondeur le paysage de sécurité européen, et seule l’évolution de la situation sur le terrain désignera le vainqueur politique de cet éternel débat.

En cas d’affrontement armé, la ligne dure en Europe, mais aussi Washington et Londres, remporteront la bataille idéologique. Non seulement parce que leur prédiction se sera réalisée, justifiant ipso facto les mises en garde répétées depuis novembre, mais également parce que les armes qu’ils auront livrées – contre l’avis des partisans de l’apaisement – assureront la défense de l’Ukraine. Ce scenario décrédibiliserait durablement le « camp du dialogue » et redéfinirait les lignes politique au sein de l’UE. Le schéma classique de la dissuasion militaire contre la Russie devrait enfin insuffler une nouvelle vie au concept stratégique de l’OTAN prévu pour le sommet de Madrid, en juin 2022.

Si, en revanche, la tension retombait à la faveur d’une désescalade même partielle, les partisans de la retenue pourraient bien récolter les bénéfices d’un soulagement général. Soulagement proportionnel à l’angoisse générée par l’imminence d’une invasion et par la perspective de sanctions économiquement, et donc socialement, désastreuses. Une telle évolution pourrait redonner confiance aux (p)artisans de l’autonomie stratégique. Sur la base de ce qui précède, peut-on se hasarder à estimer les chances de succès de l’initiative franco-allemande ?

D’une part, le précédent de 2008 revient à l’esprit lorsqu’il s’agit d’observer la dextérité du quai d’Orsay sur le terrain postsoviétique. A l’époque, rappelons-le, les tensions s’étaient cristallisées autour du sommet de l’OTAN à Bucarest à l’occasion duquel le souhait américain d’inviter l’Ukraine et la Géorgie avait été freiné par… Paris et Berlin. Quelques mois plus tard, Moscou saisissait opportunément l’erreur de calcul du président géorgien pour mettre en berne les perspectives d’une adhésion de son pays à l’OTAN.

La diplomatie franco-allemande pourrait très bien réussir l’exploit de progresser sur la mise en œuvre des accords de Minsk, pour autant que le contexte international – Russie, USA, OTAN – le permette.

Ce pari sur le dialogue avec Moscou constitue le premier test de l’Allemagne post-Merkel, et la dernière chance de la diplomatie macronienne. En 2019, l’ambition française de proposer une architecture de sécurité européenne en partenariat avec la Russie avait fait long feu : la fronde des pays de l’Europe centrale et des États baltes ne lui avait laissé aucune chance. Un tel scenario risque de se répéter, à moins d’un tour de main exceptionnel de la présidence du Conseil, ou d’un grand bargain occidental au nom de l’apaisement.

2. La Commission fourbit ses armes

We are not a military alliance but we do have ways and means to advance our security interests and that of our partners

Josep Borrell, Blog post, 12 janvier 22

Dans la discrétion qui caractérise le travail de l’exécutif européen, Bruxelles fourbit les armes qui font sa force : la mobilisation de moyens financiers, l’ajustement des mécanismes de résilience énergétique, et bien entendu le travail d’élaboration et de coordination sur les sanctions qui tardent à se matérialiser en raison des divergences politiques, mais également des conséquences considérables qu’elles pourraient entrainer pour l’économie européenne.

L’aide financière

Le 24 janvier, la présidente de la Commission a annoncé un nouveau paquet d’aide financière constitué de prêts d’urgence et de subventions. L’aide macrofinancière d’urgence (1,2 milliards d’euros) pourrait, moyennant l’approbation du Conseil et du Parlement européens, permettre le déblocage d’une première tranche de 600 millions d’euros pour aider l’Ukraine à absorber le choc des tensions actuelles. Les subventions de la Commission sont également augmentées (120 millions d’euros supplémentaires) pour « consolider l’appareil étatique de même que ses efforts de résilience ».

La résilience énergétique

Au cours du mois de janvier, la Maison-Blanche et la Commission ont intensifié leurs discussions pour l’approvisionnement européen en gaz naturel liquéfié (GNL). Le directeur général a l’énergie de la Commission s’est rendu à Washington pour préparer le sommet États-Unis-Europe sur la sécurité énergétique prévue le 7 février prochain. La perspective de sanctions et de contre-sanctions entre l’UE et Russie aurait des répercussions graves sur l’approvisionnement européen en gaz dans un contexte de faible niveau de remplissage des stocks européens.

Pour anticiper le risque de pénurie, l’Union s’est engagée dans un marchandage mondial pour réorienter des livraisons de GNL vers les côtes européennes. Selon Le Monde, « entre 70 et 80 cargos américains de GNL » auraient ainsi pu être reroutés vers l’Europe » au mois de janvier. Toutefois, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure cet ajustement peut offrir une solution à long terme – face à la concurrence asiatique et dans un contexte de pression croissante sur les prix du marché de l’énergie.

Les sanctions

Les États-Unis ont été les premiers à mettre sur papier le catalogue de sanctions envisageables en cas d’agression russe sur l’Ukraine. Le Defending Ukraine Sovereignty act 2022, introduit le 12 janvier, clarifie les projets de sanctions dont tout – et son contraire – avait été dit dans les semaines précédentes. Il permet d’entrevoir ce que les Européens refusent de montrer.

Car la méthode européenne consiste ici à cacher ses cartes tout en s’apprêtant à les abattre au moment voulu. A tel point que le 25 janvier, tandis que la tension monte d’un cran avec l’évacuation des ambassades américaines, le doute plane toujours sur le niveau de préparation des mesures coercitives européennes. Josep Borrell s’efforce de tempérer, en assurant à la presse que « part of the deterrence is not to give information. So don’t worry, the measures will be taken and implemented at the appropriate moment, if it comes ». Pourtant, le même jour, Ursula Von der Leyen déclare que « la Commission et le SEAE planchent [encore] sur toute une série de sanctions sectorielles et individuelles en cas de nouvelle agression militaire de la Russie contre l’Ukraine ». Une communication confuse, peut-être à dessin. Mais une lenteur dangereuse, pour Sven Biscop, qui estime que le scenario « aurait dû être prêt bien plus tôt ». Toutefois, des sanctions de cette amplitude demandent un niveau de préparation politique et juridique proportionnel à leur gravité. L’hypothèse d’un veto en Conseil, ou celle d’un recours judiciaire réussi priveraient l’UE de son principal levier diplomatique et constitueraient une véritable catastrophe pour la crédibilité de l’UE. La Commission centralise donc prudemment le travail de préparation, mais se dit prête à agir dès que la décision politique le requiert.

Les mesures sur la table

Le projet de loi américain vise, en priorité le gazoduc Nord Stream 2, les industries extractives russes, au moins 3 institutions financières sur une liste de 12 cibles potentielles, toute forme de transaction sur la dette souveraine, ainsi qu’une série de personnalités politiques russes dont Vladimir Poutine lui-même. En outre, la proposition, si elle est approuvée, placerait l’Ukraine en tête des pays destinataires des exportations d’armes et renforcerait les moyens de lutte contre la désinformation et la cybermenace russes.

Le premier débat, ancien mais toujours vif, concerne le sort de Nord Stream 2. Sur ce dossier, les dernières résistances semblent encore venir de l’Europe germanophone, mais pourraient bien s’estomper à mesure que la pression monte sur le chancelier Scholz, pressé par les alliés comme par les membres de sa coalition d’envisager un arrêt du projet. Le 18 janvier, la chancellerie s’est dite prête à discuter de cette option, et le 26, la ministre Baerbock annonçait à l’issue d’une réunion avec Washington qu’un accord avait été trouvé au sujet de Nord Stream 2 si la Russie envahissait l’Ukraine « d’une manière ou d’une autre ».

Côté autrichien, le chancelier Nehammer et le ministre Schallenberg demeurent encore opposés à l’utilisation du gaz comme arme politique. Mais les remarques du Président du Parlement autrichien (cf. supra) laissent entrevoir une évolution à cet égard, d’autant plus qu’il envisage l’hypothèse d’une coupure de l’approvisionnement. « First of all, we have enough gas in storage … it may well be that there are bottlenecks here and there in industry, but you can’t weigh production goods against human rights violations and, above all, international law ».

La mesure qui a le plus fait couler d’encre ces dernières semaines est celle de la déconnexion de la Russie du système SWIFT en raison de la difficulté de sa mise en œuvre mais également des conséquences qu’elle entrainerait pour l’économie européenne et mondiale.

En premier lieu, la mesure entrainerait sans conteste des dommages considérables pour l’économie russe. « Au lieu d’échanger par le canal automatique de SWIFT », rappelle Le Monde, « les banques russes seraient obligées de repasser en mode manuel, par fax ou par e-mail, ce qui impliquerait des délais supplémentaires de traitement des transactions, des risques d’erreurs et de litiges ultérieurs. De quoi provoquer, mécaniquement, un coup de frein brutal sur les transactions internationales impliquant la Russie ». Mais ce « coup de frein » entrainerait également des pertes considérables pour les entreprises les plus investies sur le marché russe, et principalement les entreprises européennes.

Deuxièmement, la mesure n’est pas simple à mettre en œuvre. SWIFT fonctionne grâce à interaction entre plus de 100 pays dont beaucoup ont des intérêts vitaux à la poursuite du commerce avec la Russie. Les acteurs économiques qui constituent ce réseau sont hostiles à l’idée d’une instrumentalisation de leur outil de communication à des fins (géo-)politiques. La Belgique, en tant que pays-hôte du système, y est opposée.

Troisièmement, certains experts doutent de l’efficacité et des effets à plus long terme de la mesure. Le Kremlin a depuis longtemps fait savoir qu’il se préparait à ce scenario grâce à la mise en place d’un système alternatif. Le « SPFS » (« système de transfert de messages financiers ») capte actuellement une partie des transactions sur le réseau domestique et régional, mais Moscou s’efforce de l’étendre à ses principaux partenaires commerciaux. Les experts semblent donc craindre un phénomène d’habituation ou de substitution qui favoriserait l’émergence de systèmes de communication alternatifs tout en affectant durablement le réseau SWIFT lui-même.

Enfin, Jacques Attali rappelle que « cette coupure aurait deux conséquences inacceptables pour l’Occident : la rupture de l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe, et l’incitation à la Russie d’organiser au plus vite la commercialisation de son énergie en renminbi, en renforçant son alliance avec la Chine, et en faisant plonger le dollar, qui ne serait plus la seule monnaie de référence mondiale des échanges des matières premières fossiles ». A cet égard, La Croix précise que les payements en dollars ont connu un recul spectaculaire – de 62% à 48% d’une année à l’autre. « Cette politique de « dé-dollarisation » vise à mettre l’économie russe à l’abri de sanctions, et elle se fait principalement à la faveur des échanges avec…la Chine, avec laquelle Moscou a renégocié une partie des contrats pour les exécuter en euros ».

Dans ce contexte, le Handelsblatt a annoncé le 17 janvier qu’il n’y aurait probablement pas d’exclusion de la Russie du système SWIFT, afin d’éviter une déstabilisation de l’architecture financière internationale, un affaiblissement de SWIFT et le renforcement des systèmes de payement alternatifs qui feraient de cette arme the biggest stick, but not necessarily the sharpest sword » (A. Baerbock). Au lieu de cela, le gouvernement allemand aurait plaidé pour des sanctions ciblées sur des banques russes.

Enfin, l’UE a annoncé le 31 janvier « avoir progressé » sur la piste d’embargo sectoriel sur les produits nécessaires à la poursuite des ambitions stratégiques du Kremlin. Il pourrait s’agir ici de couper l’accès aux technologies avancées dans le domaine de l’aviation ou à des biens de consommation dans le secteur des télécommunications, de l’informatique, etc. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’efficacité des sanctions dépendrait de leur amplitude géographique, mais aussi de la rapidité avec laquelle elles pourraient être imposées (en fonction des délais de terminaison des contrats en cours, notamment).

Les défenses du Kremlin

Outre les mesures de résistance à long terme (la dé-dollarisation des échanges, la mise en place d’un système de communication alternatif ou la diversification des marchés d’exportation des hydrocarbures), le Kremlin organise la contre-attaque en opposant la menace d’une rupture totale des relations, mais aussi en ravivant le contact avec le monde économique européen.

A cet égard, il convient de rappeler l’épisode singulier de la visioconférence organisée par la chambre de commerce italo-russe entre Vladimir Poutine et les représentants de 25 entreprises et banques italiennes selon un calendrier qui avait été convenu en novembre. En dépit de la demande du Premier Ministre Draghi d’annuler la vidéoconférence, 16 entreprises sur les 25 ont participé à la réunion. Sur le contenu, cette rencontre a permis à Vladimir Poutine de rappeler que le commerce bilatéral entre les deux pays avait connu une augmentation de 53% (27Md$) en 2021, et que l’Italie, grâce à ses contrats à long terme, avait pu bénéficier de gaz russe à des prix très inférieurs à ceux du marché. Le président de la chambre de commerce, Vincenzo Trani a souligné le rôle pacificateur du dialogue d’affaires dans un contexte de crise. Évoquant la volonté du président russe d’ « assurer la tranquillité et la stabilité », il en a retiré l’impression qu’il s’agissait là d’un message « de paix et non de guerre ». Pour Alexandre Gabuev, du Centre Carnegie (Moscou), c’est précisément ce que Poutine attend des grandes entreprises : qu’elles pèsent sur les choix des gouvernements et fragmentent la prise de décision européenne. Cette dimension est importante à prendre en considération dans l’analyse de la crise qui déchire l’Europe, car le monde des affaires constitue une force moins visible mais néanmoins déterminante dans le rapport de forces actuel. Cet épisode nous amène à conclure sur la question fondamentale du prix des sanctions.

Le prix de la stabilité

Pour Moscou, le prix à payer est probablement intégré au calcul de risque, comme une sorte de « great power tax ». La question est de savoir le prix que l’Europe sera, elle, prête à payer pour défendre le principe de sa sécurité. Car comme le rappelle The Economist, si les États-Unis adoptent des sanctions contre la Russie, c’est l’Europe qui pâtira le plus des représailles du Kremlin.

En outre, selon les secteurs visés, ces mesures affecteront diversement les États membres. Au-delà de l’union de principe sur l’indivisibilité de la sécurité européenne, c’est la solidarité européenne qui risque d’être mise à l’épreuve si les mesures envisagées affectent certains États membres de manière disproportionnée par rapport à d’autres. En d’autres termes, qui, parmi les 27, acceptera de payer plus pour la sécurité de l’ensemble ?

Pour le président letton Egil Levits, ce sacrifice doit être accepté au nom de la stabilité et de la sécurité : « si vous voulez empêcher la guerre, alors cela coûte quelque chose. Si vous voulez être crédible, cela coûte quelque chose. Sinon, vous serez marginalisés par les régimes autocratiques et à long terme, et je dirais même à court terme, ce n’est pas dans l’intérêt de l’Europe ».

3. Vilnius-Pékin. Comment l’UE se prépare aux sanctions «made in China»

Pour rappel, la dispute entre Vilnius et Pékin a débuté en mai 2021 avec le retrait lituanien des accords 17+1 conclu entre la Chine et l’Europe centrale et orientale et, dans le même temps, l’ouverture d’une représentation taiwanaise dans la capitale balte. Les réactions chinoises ont été graduelles mais rapides, en commençant par le rappel de son ambassadeur, puis par une série de mesures de pression économiques : l’arrêt du fret ferroviaire, puis celui des importations agricoles, avant l’exclusion de la Lituanie du système des douanes chinoises qui a entrainé, de facto, un embargo sur l’importation de tout produit lituanien. Dans un troisième temps, Pékin a entrepris une série de manœuvres auprès d’entreprises européennes (notamment allemandes) pour qu’elles cessent leur commerce avec la Lituanie et mettent leurs usines locales à l’arrêt sous peine de perdre, elles aussi, leurs accès au marché chinois.

Ce faisant, Pékin brouille le fonctionnement du marché intérieur et incite les partenaires européens de Vilnius à appuyer les exigences chinoises. Le mécanisme des sanctions secondaires se nourrit du maillage économique européen pour obtenir d’un État membre qu’il modifie, sous la pression de ses pairs, une orientation politique, comme l’Allemagne en a fait l’expérience au sujet de Nord Stream 2, lorsque des mesures américaines visaient les entreprises impliquées dans la construction du gazoduc. Dans ce dossier, déjà, les autorités allemandes et européennes avaient dénoncé la violation de la souveraineté européenne, sans pour autant s’opposer frontalement aux États-Unis.

Par contraste avec les sanctions européennes qui s’inscrivent dans un cadre formel, documenté et public, les sanctions « à la chinoise » fonctionnent de manière informelle et fluide : leurs mécanismes, leur ampleur, leur durée sont difficiles à détecter. En l’absence d’une annonce publique, l’ajout ou le retrait d’une ligne dans le code douanier chinois ou le mécanisme tentaculaire d’un boycott populaire ne sont repérés que lorsqu’ils sont déjà effectifs. De même, à la suite des sanctions adoptées par l’UE contre 4 décideurs chinois, la Chine avait réagi vite et fort en désignant 10 personnalités et 4 instances européennes, dont le COPS, sans spécifier la manière dont cette mesure restrictive est supposée s’appliquer concrètement.

Pour aiguiser la résilience des entreprises européennes, certains suggèrent de créer une cellule stratégique chargée de rechercher et de documenter ces mécanismes informels de coercition qui ciblent les États membres afin d’y réagir plus rapidement et plus efficacement.

Par ailleurs, la Commission européenne travaille depuis l’an dernier à l’élaboration d’un outil anticoercitif spécifiquement destiné à contrer ce type de pression. Pour rappel (cf. notre édition de décembre 2021), ce mécanisme « permettrait à la Commission d’appliquer des restrictions au commerce ou à l’investissement, ou d’autres restrictions, à l’égard de tout pays tiers interférant indûment dans les choix stratégiques de l’UE ou de ses États membres », et ce de manière autonome (sans passer par le circuit actuel de la décision politique préalable, où l’unanimité requise dans la plupart des cas constitue le talon d’Achille de la réactivité européenne).

Un tel instrument soulève bien entendu de sérieuses difficultés, notamment sur le seuil d’interférence qui déclencherait son utilisation, ou sur la solidarité entre les EM lorsqu’un État (ici la Lituanie) est mis en difficulté à la suite d’une politique menée sans concertation préalable avec ses partenaires européens.

En attendant, l’UE a également saisi l’OMC pour dénoncer les pratiques discriminatoires chinoises à l’égard de Vilnius malgré les mises en garde de Pékin contre toute escalade sur ce dossier.

4. Potasse biélorusse : une route se ferme, une autre s’ouvre

Début janvier, la parution des statistiques du commerce extérieur de la Biélorussie a attiré l’attention sur une série d’anomalies pour ce pays lourdement sanctionné par l’UE et les États-Unis. Les restrictions imposés par l’UE, le Royaume Uni, le Canada et les États-Unis ont affecté trois secteurs-clef de l’économie biélorusse : l’industrie pétrochimique, le potasse et le secteur financier.

L’annonce des sanctions européennes (en juin 2021) a fait bondir les prix du potasse, offrant un revenu inespéré à l’État biélorusse. Bloomberg signale ainsi qu’au premier semestre 2021, les importations des 27 en provenance de Biélorussie ont augmenté de 58%.

Incidemment, c’est dans les trois États baltes que les termes du commerce ont le plus augmenté : en 2021, Lettonie a importé pour 407 millions d’euros de produits biélorusses (une augmentation de 65% par rapport à l’année précédente), l’Estonie, pour 522 millions d’euros (le double de 2020), et la Lituanie, pour 1 milliard d’euros (une augmentation de 50% par rapport à 2020).

Le site d’information RFE/RL explique ces anomalies par l’exploitation de failles dans le régime des sanctions et par l’utilisation d’entreprises subsidiaires. Bloomberg a également révélé que la Belgique avait demandé à ses partenaires européens d’assouplir partiellement les sanctions pour limiter le renchérissement des fertiliseurs.

Comme nous l’évoquions dans la revue du mois de décembre, la Lituanie s’est efforcée de réparer les failles de sa législation pour accélérer l’arrêt du transit de potasse biélorusse par son territoire. Cet aménagement légal a finalement vu le jour le 12 janvier et permis l’interruption d’un commerce embrassant pour Vilnius. L’entreprise norvégienne Yara, qui absorbe près de 15% de la production biélorusse, a simultanément annoncé la fin de son approvisionnement pour le 1er avril 2022. Avec la fermeture du réseau lituanien, la production de potasse biélorusse sera vraisemblablement redirigée vers le port d’Ust Luga, près de Saint Pétersbourg, ainsi que vers la Chine.

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