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Recension

Russia’s political discourse on the EU’s energy transition (2014-2019) and its effect on EU-Russia energy relations

Tatiana Romanova (St Petersburg State University)

Energy Policy vol.154 (2021)

Auteur: Laetitia Spetschinsky, mis en ligne le 19 mai 2021

Dans cet article publié fin avril 2021, Tatiana Romanova livre les résultats d’une recherche approfondie sur le discours officiel russe à l’égard de la transition énergétique de l’UE. La période étudiée s’étend de 2014 (année-pivot des relations) à 2019 (année des principales stratégies énergétiques de part et d’autre). La position de la Russie est ici celle d’un « policy-taker »: l’étude capte la manière dont Moscou perçoit les ambitions stratégiques européennes, et dessine les réponses politiques qui en découlent.

Le regard se pose ensuite sur les prévisions européennes d’une décarbonisation accélérée. Lorsque Bruxelles annonce une dépendance minimale aux exportations à l’horizon 2050 (20% contre 55% actuellement) et une diminution drastique des importations de gaz (entre 60 et 92% en moins), c’est l’équilibre géopolitique du continent, sinon du monde, qui est remis en cause. Les experts et les décideurs russes sont bien conscients que le développement des sources d’énergie renouvelables et la quête d’autarcie des importateurs mèneront à « la transformation fondamentale de l’économie russe ». Au-delà du défi économique, c’est le statut international de la Russie qui est en jeu, et le « filet de sécurité » des relations euro-russes qui est mis sous tension. 

Mais le cœur de la recherche repose sur l’analyse des perceptions et positions officielles russes à l’égard de la transition énergétique européenne. Au-delà des relevés quantitatifs (les occurrences discursives), l’analyse révèle des résultats complexes et parfois inattendus. Sur le fond, l’auteur repère d’emblée deux curseurs principaux : le niveau de scepticisme climatique, et le type d’approche réaliste ou libéral du dossier. A la croisée des deux axes, quatre types d’attitude apparaissent. 

Pour les climato-sceptiques d’inspiration réaliste, la transition verte est un moyen de pression qui sert à affaiblir le seul fournisseur stable d’énergie fossile. Le dossier est politisé, comme en atteste l’appétit de certains pour le GNL américain en dépit des engagements de décarbonisation. Face à la politisation du commerce de l’énergie, la priorité russe doit être de maintenir son statut et de diversifier les exportations.  

Leurs collègues d’inspiration libérale, relativement décomplexés à l’égard de la question du changement climatique, focalisent davantage l’attention sur la loi du marché. Ils  souligne l’intérêt de confier le destin des échanges d’hydrocarbures aux lois du marché en raison de leur « fonctionnement stable et prévisible ». Dans ce schéma, l’avantage compétitif des énergies traditionnelles concurrence efficacement la politisation du commerce. Au passage, les partisans de cette approche n’hésitent pas à critiquer l’importante subsidiation des énergies renouvelables. 

Quant aux partisans d’une politique volontariste en matière de climat, ils se répartissent également en deux tendances. Les réalistes acceptent la nécessité d’agir contre le réchauffement, mais pas au détriment de la Russie, principal fournisseur d’énergie propre. Ils dénoncent la politisation de ce commerce qui entraînent de nouvelles dépendances, notamment à l’égard des métaux rares et des systèmes de stockage, au lieu de la « décarbonisation douce et rentable sur la base bien connue du gaz naturel ».

A l’extrémité du spectre néolibéral, la Russie apparaît comme le pilier du virage écologique européen. Les partisans d’une collaboration entre l’UE et la Russie dans la lutte contre le changement climatique voient ici l’occasion d’un jeu doublement gagnant. Une telle « entente climatique » favoriserait l’interopérabilité du gaz et des énergies renouvelables, propulsant pratiquement Gazprom au titre d’acteur de la décarbonisation européenne – en particulier dans le développement d’un hydrogène bleu qui est aujourd’hui tant discuté au siège du géant gazier que certains l’appellent désormais « Vodoprom » (hydrogène se dit vodorod en russe), et non plus « Gazprom ». Dans cette optique, le commerce de l’énergie referait le lit de l’engagement sélectif cher à l’UE et celui d’un pivot eurasiatique dans le commerce mondial des énergies de demain. 

Méthode académique oblige, l’auteur met en perspective et discute les résultats de ses recherches, écornant symétriquement les faiblesses de la diplomatie européenne et la passivité des stratèges russes sur les dossiers climatiques. Parmi les conclusions, nous retenons celle d’un fossé conceptuel (« ideational divide ») qui empêche la Russie de rejoindre le terrain de discussion européen: en focalisant sur la préservation des exportations, la Russie propose un narratif auquel l’Europe ne peut se raccrocher puisque sa stratégie est orientée – à tort ou à raison – sur le principe de la décarbonisation. 

Ainsi, dans le domaine de l’énergie comme dans d’autres, ce ne sont pas les intérêts qui font défaut, mais bien la capacité de part et d’autre à articuler – et faire entendre – les pistes d’une interdépendance féconde. 

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