Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Les sanctions comme parade à la guerre en Ukraine

Prof. Tanguy de Wilde d’Estmael
Mis en ligne le mercredi 9 mars 2022

Inédites, dévastatrices, d’une ampleur jamais vue, les sanctions avaient été annoncées telles par l’Occident, et notamment l’UE, à l’encontre de la Russie en cas d’agression de l’Ukraine. Et l’Union a simplement tenu parole, ce qui en a surpris d’aucuns et notamment la cible russe qui escomptait peut-être atermoiement et division européenne en la matière. En ne faisant que ce qu’elle avait annoncé, l’UE a exercé une pression économique qu’il convient d’analyser en plusieurs niveaux.

La cible russe est stigmatisée pour son forfait en Ukraine et, à cet égard, il n’y a rien de très original, c’est la fonction première des sanctions, une coercition punitive. L’étendue inédite des mesures et le dommage économique qu’elles provoquent auront-ils un effet dissuasif ? Là, il s’agit plutôt d’un échec par rapport au passé récent et d’un espoir pour l’avenir. Les sanctions avaient été annoncées mais leur perspective n’a pas été dissuasive pour Moscou. C’est un échec de la menace restrictive contenue dans l’effet d’annonce. Les sanctions sont désormais appliquées et la perspective de leur levée doit dès lors avoir une vertu persuasive. Persuader la Russie de changer d’attitude avec une promesse : la levée graduelle des mesures. On en est loin. Et toute évolution de la situation sur le terrain, allant vers un cessez-le-feu et des négociations, risque de relever du casse-tête : comment favoriser le processus diplomatique, s’il est bien réel, en maintenant ou en allégeant la pression ? Répétons-le, ce n’est pas pour demain, mais ce genre de questions se posera à terme.

L’UE, en ne faisant qu’utiliser ses ailes de géant économique à dessein politique a franchi un Rubicon : celui de la force économique qu’on transforme en puissance, de la pression économique qui ne craint pas les contre-mesures de la cible, ni l’effet boomerang de mesures à l’encontre d’un partenaire économique non négligeable. L’Union, rapide et unanime, a développé une pression où la motivation politique l’emporte sur la circonspection économique. Les Vingt-sept savent que non seulement la Russie mais aussi ses Etats membres en subiront les conséquences négatives, avec des bourses qui baissent, des prix de l’énergie qui montent et une déstabilisation économique forte. La défense d’un principe (l’intégrité territoriale d’un Etat) l’emporte ici sur l’intérêt économique. La balance penche vers la défense des valeurs européennes. Il y a un élément identitaire au sein de l’UE dans l’exercice de cette pression : montrer de quelles valeurs on se chauffe, quel que soit le prix du gaz. En exprimant de la sorte une doctrine politique à la face du monde, l’UE entendait rallier un maximum de partenaires et c’est plutôt réussi : des actions similaires et, souvent, concomitantes, voire concertées ont essaimé d’Ottawa à Canberra en passant par Londres, Washington, Oslo ou Berne, notamment.Les sanctions sont un instrument d’une politique ; en l’occurrence, ici, la politique suivie est celle d’une stigmatisation de l’agresseur et d’un soutien à l’agressé sans faire la guerre, mais en allant très loin dans cet appui, jusqu’à la fourniture d’armes pour se défendre. Et un dialogue avec les protagonistes du conflit demeure mais est pour l’heure placé aux soins exclusifs du président Macron dont le pays préside le conseil de l’Union européenne. Les sanctions ne sont donc pas une politique en soi ; l’objectif n’est pas l’affrontement, c’est la pression pour un changement. Il faut donc se garder de parler d’arme économique et de guerre commerciale, même si cela y ressemble. Le problème récurrent en cas de coercition économique forte, c’est l’effet d’emballement, celui qui déborde les cibles choisies au départ par les instances politiques pour s’étendre à d’autres secteurs de la société visée : la culture, le sport, l’enseignement, les médias, les entreprises non visées par les sanctions. Il n’a pas fallu quinze jours de guerre pour qu’on y soit déjà. Cela accentue la volonté de faire des dirigeants moscovites et des grands secteurs économiques des parias au niveau international tout en y incluant les citoyens. Le risque est de se priver de soutiens de la sorte, de fermer complètement la porte à des relations d’individu à individus et de faire le jeu du pouvoir autoritaire derrière lequel, à force d’être stigmatisé, tout le monde se ralliera. Et le piège de la citadelle assiégée se refermera : faisant oublier qu’il a créé le problème, le dirigeant autoritaire se présentera comme la solution pour tirer sa population de ce marasme. Certaines voix officielles sous couvert d’anonymat ont indiqué la capacité de l’Occident à transformer la Russie en Corée du Nord. C’est évidemment une image excessive, la capacité russe de résilience étant bien plus importante que celle de Pyongyang dont le régime est fermé au monde depuis des années. Mais quand on sait qu’actuellement 90% du rare commerce effectué par la Corée du Nord se fait avec un seul partenaire, à savoir la Chine, on perçoit un autre danger de moyen terme. Pékin risque de devenir la seule alternative commerciale pour Moscou.

Pour conclure, toujours dans une perspective de moyen terme, il faut rappeler la condition à laquelle l’instrument économique peut véritablement constituer un moyen de politique étrangère et reprendre l’analyse de George Kennan, le diplomate américain connu pour avoir conceptualisé la politique de l’endiguement (ou containment). L’outil économique requiert une maîtrise telle que l’instrument puisse être adapté précisément et sans retard à la politique au service de laquelle il est placé. A défaut, “an injury or hardship which, to the similar knowledge of the other party, cannot be removed, ceases to have a punitive effect; for the other party knows that whatever concessions he might make to achieve its removal would be devoid of result.”[1]

 

[1]     G. KENNAN, Memoirs 1950-1963, London, Hutchinson, 1973, pp. 297-298.

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