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En bref

La crise migratoire de 2021 à l’Est de l’Europe et son impact sur le dispositif Schengen

Loïc Simonet*
30 janvier 2022

La question migratoire n’est jamais un sujet facile pour l’UE. Mais son instrumentalisation par la Biélorussie, depuis l’été 2021, et l’acheminement par le régime de migrants d’Irak ou de Turquie vers Minsk, puis vers les frontières de l’UE, ont produit l’effet d’un électrochoc. Alors qu’au plus fort de la crise migratoire de 2015, le signal d’alarme avait été tiré par les pays du sud de l’Europe, exposés de plein fouet aux flux migratoires incontrôlés, c’est cette fois-ci essentiellement de l’est de l’UE qu’est venue la mobilisation.

La lettre adressée par douze États membres[1], le 7 octobre 2021, au Vice-Président Schinás et à la Commissaire européenne aux Affaires Intérieures, Ylva Johansson, traduit une prise de conscience et une « européanisation » de la notion d’instrumentalisation de la migration comme attaque hybride, qui justifie des actions immédiates (1). Constatant que le dispositif Schengen ne permet pas de réagir à ce type de menace, les douze signataires soulignent l’urgence d’une réforme du Code Schengen[2] et d’une meilleure protection des frontières extérieures de l’UE (2). L’épisode biélorusse a également accéléré la mobilisation européenne en faveur d’une gestion plus déterministe des flux migratoires, en coordination avec les pays d’origine et de transit (3).

1.      L’évolution du langage européen sur la notion d’instrumentalisation de la migration en tant qu’attaque hybride

Lors de son discours sur l’état de l’UE, le 15 septembre 2021, la Présidente von der Leyen avait déclaré : « appelons un chat un chat : il s’agit d’une attaque hybride pour déstabiliser l’Europe »[3]. Jusqu’ici restée surtout une notion défendue par quelques États membres, notamment par la Grèce à propos de la pression turque et par les pays d’Europe centrale et orientale, l’instrumentalisation de la migration est désormais endossée par les institutions européennes. Le Conseil européen des 21-22 octobre déclare n’accepter « aucune tentative de pays tiers visant à instrumentaliser les migrants à des fins politiques. Il condamne toutes les attaques hybrides menées aux frontières de l’UE et y réagira en conséquence » ; ses conclusions mentionnent non seulement le régime biélorusse, mais aussi la Turquie, appelée à veiller à une mise en œuvre intégrale et non discriminatoire de la déclaration UE-Turquie de 2016, y compris vis-à-vis de la République de Chypre.

La lettre du 7 octobre 2021 assigne un premier contenu au concept : « an artificially created large scale inflow of irregular migrants, facilitated, organised and/or pushed by a third country for the purposes of exerting political pressure ». La proposition de règlement du 14 décembre 2021, amendant les règles établissant la libre-circulation des personnes entre les frontières, développe cette définition : on parle désormais d’instrumentalisation des migrants « lorsqu’un pays tiers est à l’origine de flux migratoires irréguliers vers l’Union européenne en encourageant ou en facilitant activement le déplacement de personnes de l’extérieur de l’Union européenne vers les frontières extérieures » ; et si : « l’intention manifeste du pays tiers est de déstabiliser l’Union ou un État membre, lorsque la nature de ces actions est susceptible de mettre en péril des fonctions essentielles de l’État, notamment son intégrité territoriale, le maintien de l’ordre public ou la sauvegarde de sa sécurité nationale »[4].

2.      La réforme du code Schengen et la gestion intégrée des frontières extérieures de l’UE

A chaque crise (crise migratoire de 2015-2016, attentats sur le sol européen à cette même époque), le fonctionnement de cet espace de libre circulation de 26 pays (22 États membres de l’UE et 4 États partenaires – l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse) et de 420 millions d’habitants, « l’un des joyaux de la couronne de l’UE, avec la monnaie unique et le marché intérieur » (Margarítis Schinás)[5], s’est trouvé contrarié par des fermetures intempestives des frontières intérieures. Au début de la pandémie de COVID, jusqu’à 17 pays sur les 26 que compte cet ensemble s’étaient ainsi barricadés, suscitant d’importants problèmes d’approvisionnement et de multiples tracas pour les ressortissants des pays concernés. En quelques années, le dispositif Schengen s’est disloqué en un labyrinthe de dérogations, de murs et de barrières. Six pays (la France, l’Allemagne, le Danemark, l’Autriche, la Norvège et la Suède) reconduisent depuis 2015, tous les six mois, les contrôles autorisés par le code Schengen à titre exceptionnel et de manière provisoire. Pour préserver les avantages de cet espace et améliorer sa gouvernance, une action commune de l’UE est donc nécessaire, estime la Commission dans sa Stratégie pour un espace Schengen pleinement opérationnel et résilient[6], à laquelle se réfèrent d’ailleurs les douze États signataires de la lettre du 7 octobre 2021.

Le 14 décembre, à travers deux propositions de règlements, la Commission a dévoilé les aménagements qu’elle se propose d’introduire, et qui tiennent essentiellement à deux mots : flexibilité pour les États membres et coordination de Bruxelles.

Flexibilité : tout en confirmant le principe selon lequel la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures reste une mesure de dernier recours, la proposition de règlement amendant les règles établissant la libre-circulation des personnes entre les frontières (COM(2021) 891 final) allonge les délais permettant de fermer une frontière intérieure en cas de menace imprévisible à trente jours (contre dix actuellement dans le code Schengen), jusqu’à trois mois maximum (contre un actuellement). En cas d’évènement prévisible, la durée maximum des fermetures est portée à six mois renouvelables, dans une limite maximum de deux ans ; la proposition ouvre même la voie à une prolongation au-delà de deux ans, à condition d’en informer la Commission. En contrepartie de la flexibilité offerte aux États, davantage de justifications est requis de ceux qui instaurent de telles restrictions (pertinence et caractère « adéquat », impact sur les régions frontalières). En parallèle, des assouplissements dans la gestion des mouvements secondaires de migrants entre États membres sont introduits, un État ayant la possibilité de refuser l’entrée et de reconduire le migrant vers un État membre voisin s’il existe une indication claire que le migrant vient de traverser la frontière intérieure.

Quant à la proposition de règlement pour faire face aux situations d’instrumentalisation de la migration et de l’asile (COM(2021) 890 final)[7], elle institutionnalise la plupart des mesures provisoires d’urgence décidées par le Conseil quelques jours plus tôt en faveur de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne, sur la base de l’article 78.3 TFUE[8]. Pour permettre aux États de gérer « efficacement » les frontières extérieures en cas d’instrumentalisation de la migration, ceux-ci peuvent : limiter le nombre de points de passage frontaliers et intensifier la surveillance des frontières ; prolonger le délai d’enregistrement des demandes d’asile jusqu’à quatre semaines (au lieu de trois à dix jours actuellement) et examiner toutes les demandes d’asile à la frontière ; et mettre en place une procédure de gestion des retours d’urgence. L’objectif est de clarifier davantage la manière dont les États membres peuvent et doivent réagir dans les situations d’instrumentalisation, tout en garantissant la pleine protection des droits des migrants instrumentalisés, notamment le droit d’asile et la protection contre le non-refoulement. Sous réserve d’une demande préalable du pays concerné, un « soutien opérationnel » peut être accordé par les agences de l’UE compétentes (Agence européenne pour l’asile, Frontex, Europol). Tout au long de la crise migratoire de l’hiver 2021, la Pologne s’est singularisée en refusant systématiquement de faire appel à ces soutiens européens.

Coordination : Bruxelles plaide pour une « réponse coordonnée aux menaces partagées ». En clair, il s’agit d’éviter de voir un État agir en « cavalier seul », comme l’a fait la Pologne dans une certaine opacité préjudiciable aux droits des migrants. La proposition 891 introduit un nouveau mécanisme en cas de menace affectant plusieurs États membres à la fois. Dans une telle situation, sur proposition de la Commission, le Conseil peut autoriser le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures et prolonger de six mois cette autorisation. La Commission est également tenue d’émettre un avis lorsque la durée des restrictions atteint dix-huit mois, l’État concerné devant démontrer qu’il a envisagé des mesures alternatives sans qu’elles s’avèrent suffisantes. En cas d’argumentation jugée non convaincante, l’Institution peut envisager une procédure d’infraction. En bref, une réaction plus concertée, plus mesurée et plus conforme aux valeurs prônées par l’UE[9].

3.      La gestion de la dimension extérieure de la migration et des routes migratoires

Lors de leur réunion du 24 juin 2021 à Bruxelles, les chefs d’État et de gouvernement avaient mandaté le Haut Représentant et la Commission européenne de la mission de « renforcer la coopération avec les pays d’origine et de transit » et de présenter, à l’automne 2021, des plans d’action contenant des objectifs clairs, des mesures de soutien supplémentaires et des calendriers concrets[10]. Depuis, la Commission européenne et le Haut représentant ont présenté huit plans d’action pour les pays d’origine et de transit (Afghanistan, Bosnie, Égypte, Libye, Maroc, Niger, Nigeria, Tunisie), sans totalement satisfaire les États membres qui ont appelé, en octobre, à « rendre ces plans opérationnels et les mettre en œuvre sans délai, en coopération avec les pays partenaires »[11].

A nouveau, le Conseil européen du 16 décembre 2021 reconnaît « l’importance d’une politique européenne de retours plus unifiée». Les 27 insistent encore sur la mise en œuvre des plans d’action récemment présentés et demandent instamment qu’un financement adéquat soit clairement défini et mobilisé sans tarder pour des actions liées à la migration sur toutes les routes, conformément au niveau d’ambition accru de l’UE. La Commission européenne, le Haut représentant de l’UE et les États membres doivent prendre des actions «rapidement» pour assurer des « retours efficaces » vers les pays d’origine, en utilisant pour cela « toutes les politiques, instruments et outils de l’UE pertinents» comme levier. Ces outils comprennent «le développement, le commerce et les visas» pour assurer la mise en œuvre complète des accords de réadmission existants, ainsi que la possibilité d’en conclure de nouveaux[12].

Premier effet concret de cette impulsion, un mécanisme de coordination opérationnelle pour la dimension extérieure des migrations (Mocadem) a été adopté par la première réunion du Coreper, le 5 janvier 2022, et rapidement entériné. Installé au sein du Conseil et placé sous l’autorité du Coreper, le Mocadem permet à l’Union d’assurer une coordination et une réaction en temps utile en ce qui concerne les questions liées à la dimension extérieure des migrations ; il constitue en quelque sorte le pendant « extérieur » du dispositif intégré de réponse aux crises (IPCR), également mis en œuvre au sein du Conseil pour organiser la coopération politique et opérationnelle entre les États membres de l’UE dans des situations de crise, y compris migratoires[13]. Lorsque la situation relative aux relations entre l’Union européenne et un pays tiers en matière de migrations a une incidence telle qu’elle requiert une coordination et une réaction en temps utile de la part de l’Union, la présidence peut convoquer, avec le soutien et les conseils du secrétariat général du Conseil, une table ronde du Mocadem. Cette table ronde vise à synthétiser les informations et les propositions d’action fournies par les différentes instances préparatoires du Conseil ainsi que par d’autres parties invitées[14]. Le Mocadem peut décider et proposer quatre types différents d’actions, dites « opérationnelles » : une approche politique ou diplomatique ; un soutien au pays tiers concerné, par exemple sur le renforcement des capacités ou des actions de développement ; la mobilisation de « tout (autre) levier disponible » (soutien financier, visas, etc.) ; une stratégie de communication « ciblée »[15]. Reste à présent à rendre ce nouveau mécanisme effectif…

Conclusion

Les propositions de Bruxelles doivent maintenant être passées au crible du Parlement européen et du Conseil de l’UE. Toute modification des dispositions Schengen exige un vote à la majorité qualifiée (15 États sur 27 représentant au moins 65 % de la population). La Pologne a déjà pris ses distances avec ce texte. Elle pourrait être suivie par d’autres : la logique de renvois immédiats vers le pays d’entrée dans l’UE n’a pas de quoi ravir les États méditerranéens, et les subtilités de Bruxelles risquent de laisser de marbre les pays de l’Est européen, pour qui la question migratoire doit être traitée avec la plus grande fermeté. En outre, la position de la Commission semble bien éloignée du nouveau contrat de coalition allemand. À Berlin, le gouvernement d’Olaf Scholz, qui a vécu son premier Conseil européen les 16 et 17 décembre prône en effet une « répartition équitable des responsabilités et des compétences en matière d’accueil entre les États de l’UE »[16].

La présidence française de l’UE, qui a commencé le 1er janvier 2022, pourrait cependant accélérer le processus. La réforme du code Schengen est en effet une priorité pour la France. A l’occasion du 25ème anniversaire de l’Institut Jacques Delors, le 6 décembre 2021, Emmanuel Macron avait lancé l’idée d’un « Accord Schengen pour les migrations »[17]. Lors de sa conférence de lancement de la PFUE, le chef de l’État français a plaidé pour une Europe qui « sache protéger ses frontières » face aux crises migratoires. La France préconise la mise en place d’un « pilotage politique de Schengen » par le biais de réunions régulières des ministres européens en charge de ces questions, afin de pouvoir « renforcer les contrôles aux frontières » lorsque cela sera jugé nécessaire, ainsi que des mécanismes de soutien solidaire. Des objectifs qu’il a réitérés lors de son allocution au Parlement européen, le 19 janvier 2022. Une première réunion des « ministres Schengen » devrait avoir lieu début février autour de Gérald Darmanin, le ministre français de l’Intérieur. Son but : vérifier ce que fait chaque pays au contrôle des frontières extérieures et partager l’information.

Un dossier « migrations » qui pourrait avoir beaucoup de résonance dans la campagne électorale française, comme en témoigne le feu roulant de critiques auxquelles Emmanuel Macron a été soumis dans l’hémicycle européen de la part des députés de son pays, contraignant la nouvelle présidente du Parlement, Roberta Metsola, à effectuer un rappel à l’ordre et à recentrer le débat, devenu un peu trop « national » à ses yeux. « Schengen doit être repensé », déclarait en décembre 2011 Nicolas Sarkozy, lors de la dernière année de son mandat présidentiel. S’il n’y a pas eu d’avancée majeure depuis une dizaine d’années, reste la volonté, chez l’actuel locataire de l’Elysée, de faire de la France, sur ce sujet comme sur d’autres, l’aiguillon de la construction européenne.

* Loïc Simonet est docteur en droit (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne), chercheur à l’Institut autrichien des affaires internationales (Österreichisches Institut für Internationale Politik, OIIP, Vienne) et en disponibilité du ministère des Armées 

[1] Autriche, Bulgarie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Slovaquie.

[2] Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen).

[3] Discours sur l’état de l’Union 2021 de la présidente von der Leyen, Strasbourg, 15 septembre 2021.

[4] Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council amending Regulation (EU) 2016/399 on a Union Code on the rules governing the movement of persons across borders, COM(2021) 891 final, 14 déc. 2021, nouvel article 27 proposé, p. 34. On reprend ici la traduction de B2, le quotidien de l’Europe géopolitique (http://club.bruxelles2.eu).

[5] « Bruxelles veut renforcer l’espace Schengen dans l’après-Covid », Les Echos, 14 décembre 2021.

[6] COM(2021) 277 final, 2 juin 2021.

[7] Proposal for a Regulation of The European Parliament and of the Council addressing situations of instrumentalization in the field of migration and asylum, COM(2021) 890 final, 14 déc. 21.

[8] Voir la proposition de décision du Conseil relative à des mesures provisoires d’urgence en faveur de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne, COM(2021) 752 final, 1er déc. 2021,

[9] Cf. Anne Rovan, « Bruxelles s’attelle au renforcement de Schengen”, Le Figaro, 15 déc. 2021, p. 7 et Jean-Pierre Stroobants, « Schengen : le projet de réforme de la Commission », Le Monde, 15 déc. 2021, p. 4.

[10] Conclusions du Conseil européen sur la COVID-19 et les migrations, 24 juin 2021.

[11] Conclusions du Conseil européen des 21-22 oct. 2021, EUCO 17/21, 22 oct. 2021, para. 15.

[12] Réunion du Conseil européen du 16 déc. 2021, Conclusions, EUCO 22/21, para. 15 et ss.

[13] Cf. La réaction du Conseil en cas de crises (IPCR).

[14] Décision d’exécution (UE) 2022/60 du Conseil du 12 janvier 2022 concernant le mécanisme de coordination opérationnelle pour la dimension extérieure des migrations, JOUE L10, 17 janvier 2022, art. 3, p. 80.

[15]  Idem, art. 2.

[16]  Cf. Jean-Baptiste François, « Vers des contrôles intérieurs et extérieurs renforcés dans l’espace Schengen », La Croix, 15 déc. 2021, p. 10.

[17] Richard Werly, « Un ‘Accord Schengen pour les migrations’ proposé à Paris », Le Temps, 8 déc. 2021, p. 4.

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