Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

Revue de l’actualité euro-russe
septembre 2022

Abstract

En ce début d’automne, tous les regards sont tournés vers l’hiver qui approche. Les regards européens, ébranlés par l’absence quasi totale de gaz russe dans leurs usines et leurs foyers. Les regards ukrainiens, qui pensent au terrain bientôt boueux, bientôt gelé qu’il faudra regagner mètre après mètre. Les regards de tous ceux qui pensent que Vladimir Poutine ne « bluffe » pas lorsqu’il brandit l’arme nucléaire pour s’accaparer quatre morceaux de territoire étranger. Le mois de septembre résonne d’un seul mot d’ordre : tenir plus longtemps que l’adversaire. Pour l’Europe, il s’agit de tenir jusqu’à l’épuisement des forces russes qui se démobilisent plus qu’elles ne se mobilisent, ou jusqu’à cette révolution de palais qui ne vient pas (encore) du côté espéré. Pour la Russie, il s’agit de tenir jusqu’à ce que les sociétés européennes, paupérisées et congelées, se lassent de soutenir l’Ukraine. Lorsque tenir une heure de plus que l’ennemi devient une stratégie, le reste — les sanctions, les visas, les enquêtes internationales — devient l’expression de la patience stratégique.

Le mois dernier, nous concluions la revue de l’actualité en présageant que la tenue des référendums constituerait le point pivot du conflit dans les semaines suivantes. Certes… Mais les événements pouvaient faire mentir cet augure : en effet, la contre-offensive ukrainienne (8-12 septembre) a laissé entrevoir un report discret des référendums jusqu’au mois de novembre, voire « jusqu’à nouvel ordre ».

Confronté au spectre de cette humiliation, Vladimir Poutine a joué son va-tout en déclarant une mobilisation partielle (300 000 recrues) et l’organisation sans délai (ou plus exactement avec un préavis de 72 heures) de référendums électroniques, le tout sous l’ombrelle d’une menace nucléaire directe et explicite. Le 30 septembre, le rattachement des quatre régions à la Fédération de Russie était proclamé au Kremlin.  

Côté européen, les réactions sont unanimes pour dénoncer l’illégalité des référendums et la nullité de leurs résultats. Le 28 septembre, la Commission annonce un nouveau (et huitième) paquet de sanctions dont la qualité réside dans l’originalité plutôt que dans le caractère véritablement coercitif. Dans la foulée, Ursula von der Leyen se rend à Kiev pour confirmer le soutien des Vingt-Sept « aussi longtemps que l’Ukraine en aura besoin », car pour Kiev, le risque principal face à la menace russe est indéniablement le risque d’une fatigue occidentale et l’essoufflement du soutien politique, économique et surtout militaire.

Pourtant, malgré la pression, le soutien européen reste palpable.

Les mesures d’assistance économiques et financières se maintiennent, mais c’est surtout en intégrant déjà l’Ukraine par le commerce que l’Union apporte une véritable aide structurelle. Le soutien politique s’exprime efficacement à la faveur de l’Assemblée générale des Nations Unies (16-26 septembre) qui débute sous les auspices de la contre-offensive ukrainienne, se poursuit à l’ombre de la menace nucléaire et s’achève en même temps que les référendums. Quant au soutien militaire, comme d’habitude, il se heurte aux divergences d’opinions sur les moyens à déployer : l’Allemagne, toujours au centre du débat, étale ses divisions sur l’opportunité de fournir à Kiev ses chars d’assaut, mais trouve la parade en co-finançant la livraison de matériel slovaque. Il faut encore noter le soutien judiciaire, qui n’est pas anodin, pour la collecte des preuves en vue des procès nationaux et internationaux pour crimes de guerre. Enfin, le soutien à l’Ukraine se projette dans l’avenir en élaborant les schémas nouveaux pour adoucir la pénibilité des procédures formelles d’adhésion : une Communauté politique européenne en attendant l’intégration à l’Union européenne et un mécanisme de protection « active », le Kiev Security compact, à défaut de perspective OTANienne à court terme.

En réalité, à Bruxelles, l’actualité du mois de septembre est totalement dominée par une seule question, celle de l’énergie. L’énergie est le seul moyen envisageable pour tenter de faire pression sur le budget militaire russe, mais elle est également le point de bascule de la résilience européenne, c’est-à-dire sa capacité à agir dans les mois à venir.

De la suspension des livraisons à travers les gazoducs Nord Stream (2 septembre) à leur destruction physique (26 septembre), la pénurie de gaz bouleverse les marchés, fait exploser les prix et appelle en urgence des mesures de protection du tissu socio-économique européen. Les débats au sein de l’Union sont féroces, et les replis individualistes menacent la solidarité.

Sous l’avalanche des propositions et des positions nationales, l’Europe parvient (le 30 septembre) à dégager un compromis minimaliste pour permettre à chaque État de se sauver sans faire sombrer les autres : des mesures de protection sociale, des ajustements techniques (les règles de fixation des prix de l’énergie) et des assouplissements réglementaires (sur les aides d’État aux entreprises publiques ou le soutien aux PME) permettent de tenir le cap.

Comme chaque mois, la revue de l’actualité euro-russe tente une synthèse du débat européen sur les sanctions, l’énergie, le soutien militaire et judiciaire à l’Ukraine et les nouvelles architectures politiques et de sécurité européennes.

I. La coercition à l’encontre de la Russie

I.1        Renforcer les sanctions existantes

Depuis le mois de juin, l’UE et ses partenaires affichent leur ambition prioritaire de colmater les brèches de sanctions existantes, c’est-à-dire d’en renforcer les bases légales, de traquer les mécanismes de contournement et d’accentuer la pression sur les tiers, en particulier la Turquie, les pays du Caucase, les pays du Golfe.

Le resserrement des sanctions se déroule à trois niveaux : au niveau national, avec la mise en conformité des systèmes juridiques des États membres ; au niveau européen, par le renforcement des compétences des task forcesconsacrées aux sanctions ; et au niveau international, par l’intensification de la coordination au moyen, par exemple, de la cellule REPO (Russian Elites, Proxies and Oligarchs) qui fluidifie les échanges d’information entre l’Union européenne, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l’Australie et le Japon. Le département américain de la Justice renforce également ses mécanismes de coercition à l’égard des institutions financières et de ceux qui seraient tentés d’intégrer le système de payement russe « Mir » (l’équivalent russe de Swift) ou de fournir des services pour le contournement des sanctions.

Du gel à la confiscation des avoirs russes

Dans une interview à Politico, le Commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, s’est félicité du fait que l’UE avait gelé les avoirs russes à hauteur de 14,5 milliards d’euros, soit la moitié des avoirs privés russes gelés au niveau du G7. Cependant, il a ajouté que 90 % de ces gels d’avoirs avaient été effectués dans six États membres seulement (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Irlande et Luxembourg). Il a également pointé du doigt la faiblesse des chiffres communiqués par le Royaume-Uni, pourtant comptoir stratégique de l’oligarchie russe. La proposition de la Commission sur l’harmonisation du droit pénal européen en matière de contournement de sanctions est attendue dans le courant du mois d’octobre.

I.2        Le huitième paquet de mesures

Le 28 septembre, en réponse à la mobilisation partielle et à l’organisation des référendums russes en Ukraine, la Commission a déposé sa proposition pour un huitième paquet de sanctions en trois volets.

Premièrement, la liste des individus et entités est allongée pour inclure ceux et celles qui sont impliqués dans le processus d’annexion des territoires ukrainiens (notamment dans l’organisation des référendums), des responsables du ministère russe de la Défense ou encore des acteurs de la désinformation. Une nouvelle catégorie apparaît, qui vise les personnes ou entités — Russes ou autres — qui seraient impliquées dans le contournement des sanctions.

Deuxièmement, les mesures sectorielles imposent de nouvelles restrictions à l’importation de produits russes et à l’exportation de biens dans le domaine de l’aviation, de composants électroniques — en particulier les semi-conducteurs qui semblent faire désormais défaut à l’armée russe — ou de substances chimiques. En outre, la Commission propose d’interdire la fourniture de certains services à la Russie et, c’est une nouveauté, d’interdire aux citoyens européens l’accès aux conseils d’administration des entreprises publiques russes — une référence évidente à l’activité de Gerhard Schröder, l’ancien chancelier allemand qui a longtemps siégé au board de Rosneft puis de Gazprom.

Troisièmement, la proposition intègre la base législative qui devrait permettre à l’Union de mettre en place le plafonnement de prix pour l’achat du pétrole (price cap) comme convenu dans le cadre du G7.

La presse a également relevé les éléments souhaités par certains États membres, mais qui n’ont finalement pas trouvé leur place dans la proposition de la Commission : le secteur du diamant, dans lequel la Belgique a des intérêts primordiaux, le secteur nucléaire, les services ICT (en particulier la compagnie Kaspersky Lab) et l’exclusion de la banque Gazprombank, qui centralise notamment les transactions sur le gaz, du système Swift. La Pologne, les États baltes et l’Irlande avaient mené la charge pour des sanctions plus ambitieuses, soutenues en partie par l’Allemagne (pour un embargo à l’importation d’uranium).

La Hongrie avait toutefois fait savoir qu’elle s’opposerait à toute sanction touchant au secteur énergétique ou aux responsables religieux (le patriarche Kirill) et certains ont même rapporté l’idée que Budapest demanderait désormais la levée des sanctions existantes, en commençant par une consultation nationale (par voie postale) sur cette question.

Proposé en réponse aux référendums russes dans les régions ukrainiennes (après le 27 septembre), le huitième paquet de sanctions restrictives — sanctions individuelles, sanctions sectorielles et price cap pétrolier — a fait l’objet d’une procédure particulièrement rapide. Les ambassadeurs européens (Coreper) ont été appelés à l’examiner le 30 septembre puis encore le 3 octobre, avec une procédure écrite au cours du week-end entre les deux réunions. Politico rapporte en particulier que l’opposition ne vient plus seulement de la Hongrie, mais aussi des pays méditerranéens les plus actifs dans le transport maritime du pétrole. Il s’agit toutefois de tenter d’atteindre l’unanimité avant la réunion du Conseil européen, les 6 et 7 octobre, à défaut de quoi le débat sera pris en charge par les chefs d’État et de gouvernement : un scénario peu souhaitable dans l’agenda européen.

II. La résilience européenne – le défi de l’unité

Alors que les thermomètres entament leur inexorable baisse saisonnière, c’est le sujet « énergie » qui domine l’actualité. Comme le souligne le Financial Times (11 septembre), ce dossier met au défi l’unité des Européens, notamment en termes de concurrence entre États sur des ressources de plus en plus rares, en termes de repli national pour assurer des besoins propres (au détriment du partage des ressources), ou encore en termes de fragmentation des mesures de protection sociale qui dénatureraient le marché intérieur.

Palpable dans le débat public, la tension l’est également entre les institutions : dès le 2 septembre, Charles Michelfustige la Commission, qui, selon lui, a « perdu du temps ». Or, ajoute le Président du Conseil européen, l’urgence est là et ne permet pas d’attendre le discours sur l’État de l’Union d’Ursula von der Leyen, le 14 septembre. (L’an dernier, déjà, les discours sur l’état de l’Union des présidents d’institutions avaient fait étalage de leurs rivalités… Dans le contexte d’extrême péril que connaît l’Europe actuellement, on ne peut que s’étonner que ces discordances continuent à s’exprimer en place publique).

II.1        La décision « de principe » des ministres du G7 : price cap sur le pétrole

Le mois s’ouvre sur la réunion des ministres des Finances du G7 (2 septembre) dont l’un des dossiers principaux est l’imposition du fameux price cap sur le commerce maritime du pétrole. Ce schéma, porté par la Secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, consiste à créer un cartel d’acheteurs qui s’accorderaient sur le prix maximal qu’ils sont prêts à offrir pour le pétrole russe, voire pour le pétrole tout court.

Plafonnement du pétrole russe ou du pétrole tout court, plafonnement du pétrole seul ou du pétrole et du gaz, telles sont les questions débattues à ce stade, de même que la méthode de calcul du prix accepté, des délais de mise en œuvre, des modalités légales de l’opération, etc.

À l’issue de la réunion, la décision de principe est adoptée : « today we confirm our joint political intention to finalise and implement a comprehensive prohibition of services which enable maritime transportation of Russian-origin crude oil and petroleum products globally – the provision of such services would only be allowed if the oil and petroleum products are purchased at or below a price (« the price cap ») determined by the broad coalition of countries adhering to and implementing the price cap ».

L’objectif annoncé est double : d’une part, réduire les revenus de l’État russe, et, d’autre part, accentuer l’efficacité des sanctions sur le pétrole adoptées par l’UE (sixième paquet de sanctions).

En effet, si les sanctions entraient en vigueur purement et simplement (pour rappel, les embargos prennent effet le 5 décembre pour le pétrole brut et le 5 février pour les produits pétroliers), la Russie pourrait continuer à exporter sur les marchés mondiaux en profitant, comme c’est le cas actuellement, de l’envolée des prix. Pour Janet Yellen, le price cap représente une sorte de correctif aux sanctions en offrant une sorte d’exemption conditionnelle à l’interdiction d’importer l’énergie russe (dont l’Europe n’est pas en mesure de se passer).

Cependant, l’accord politique des ministres du G7 ne suffit pas, et le projet de price cap doit encore surmonter une importante série d’épreuves.

Tout d’abord, parce que le Kremlin a immédiatement annoncé la fin des livraisons (de toutes les matières premières) vers les États qui appliqueraient cette méthode. Quelques heures après la fin de la réunion du G7, Moscou a annoncé la suspension des livraisons de gaz par Nord Stream pour une durée indéterminée.

Ensuite, parce que la décision de principe doit être transposée dans les systèmes juridiques des Vingt-Sept. Il semblerait toutefois que l’imposition d’un prix plafonné sur les produits russes serait tributaire d’un accord unanime, car la décision s’apparenterait à un nouveau train de sanctions, tandis qu’un plafonnement sans spécification d’originepourrait être adopté à la majorité qualifiée.

Enfin, comme le souligne le Commissaire Gentiloni, les gouvernements du G7 ont désormais pour tâche principale de convaincre un maximum de partenaires d’adhérer au price cap, à défaut de quoi son efficacité serait largement mise en péril.

Tel est donc l’état du débat à l’issue de la réunion du G7, le 2 septembre. La décision de principe est prise, il reste désormais à finaliser le travail juridique et à persuader les Vingt-Sept d’adopter cette mesure dans un prochain train de sanctions.

Par ailleurs, l’UE est également appelée à se prononcer sur les mesures d’urgence à prendre dans le domaine du gaz. Les réponses possibles de l’Union doivent être dégagées lors de la réunion des ministres de l’Énergie, le 9 septembre. La confusion semble régner, si l’on en croit le bureau bruxellois du Financial Times qui décrit a froth of agonised discussions and working papers to figure out how to save Europe from an energy crisis (FT Europe express) ou l’étude approfondie de l’institut Bruegel intitulée « A grand bargain to steer through the European Union’s energy crisis » (Policy contribution n ̊14/22, septembre 2022).

Voyons toutefois quelles sont les principales idées, les arguments et les options qui sont finalement retenues.

II.2        Énergie : les mesures d’urgence européennes

Pour protéger les économies européennes, de nombreuses options figurent sur la table des ministres. La proposition de la Commission en vue du Conseil des ministres de l’Énergie, dévoilée le 7 septembre, en retient cinq :

  1. La réduction volontaire ou forcée de la consommation aux heures de pointe pour stabiliser les prix.
  2. Un plafonnement des recettes réalisées par les fournisseurs d’énergie nucléaire, solaire ou renouvelable qui engrangent des bénéfices « inattendus » en raison des prix de revente largement supérieurs à leurs coûts de production. En effet, les prix de l’électricité en Europe sont directement liés au prix du gaz : par conséquent, les fournisseurs qui n’en utilisent pas pour la génération d’énergie réalisent des bénéfices extraordinaires alors qu’ils ne subissent pas la hausse des coûts des énergies fossiles. Cette mesure passe donc par une déconnexion des prix du gaz et de l’électricité.
  3. De même, une contribution de solidarité de la part des entreprises du secteur des combustibles fossiles, qui réalisent également d’importants bénéfices, malgré des coûts de production plus élevés.
  4. Une facilitation du soutien en trésorerie des États membres aux entreprises de services publics dans le domaine de l’énergie
  5. Le plafonnement des prix du gaz russe.

C’est sur ce dernier point qu’un décodage s’impose. Tout d’abord, le débat sur le plafonnement du gaz se pose en d’autres termes que celui du pétrole, qui ne vise qu’un seul plafond : celui du prix d’achat du pétrole russe.

Pour le gaz, en revanche, l’Union européenne utilise le même terme de price cap pour désigner deux champs d’action différents : d’une part, le plafonnement du prix à l’importation (comme pour le pétrole), et d’autre part le plafonnement du prix pour le consommateur au sein de chacun des États membres. Par conséquent, le débat européen sur les mesures d’urgence à adopter pour protéger les entreprises et citoyens évalue trois types d’action possibles.

La première consiste à mobiliser des fonds publics pour protéger les particuliers et les entreprises de la hausse de prix de l’énergie. Cette approche fait craindre une importante distorsion entre les marchés européens, une polarisation entre pays riches et pays pauvres, et une aggravation de la pénurie puisque dans les pays où les prix seront plafonnés, la consommation risque de repartir à la hausse, à contre-courant de la solidarité européenne.

Lire le cadrage de Daniel Gros et Natalie Tocci, « Unpacking the sense and nonsense behind energy price caps », CEPS, 12 juillet 2022.

La deuxième possibilité est d’imposer une limite sur le prix du gaz russe. Les États membres qui importent l’essentiel de leur gaz de Russie (Hongrie, Slovaquie, Autriche), mais aussi ceux qui sont en seconde ligne (comme le Portugal) craignent de subir des représailles brutales de la part de Moscou. Certains demandent, le cas échéant, de prévoir des garanties.

Enfin, la troisième possibilité est de fixer une limite au prix sur le gaz, tout le gaz, quelle que soit son origine. C’est, selon The Guardian, la solution préférée par une majorité d’États, car elle permet de mieux contrôler les prix. Mais la Commission désapprouve cette option qui, selon elle, mettrait l’UE en difficulté par rapport aux autres acheteurs sur le marché hautement concurrentiel du gaz naturel liquéfié ; une position qu’elle ne peut assurément se permettre à l’heure où le GNL campe la première alternative au gaz naturel russe.

Dans ce contexte d’extrême turbulence pour le marché européen de l’énergie, le discours sur l’état de l’Union prononcé par Ursula von der Leyen le 14 septembre mise sur les points de convergence sans préjuger des compromis à venir. Sur la question spécifique des prix de l’énergie, la présidente de la Commission retient essentiellement les options d’un découplage des prix du gaz et de l’électricité, et d’un plafonnement des recettes des entreprises pour les rediriger vers « ceux qui en ont le plus besoin ». En revanche, sur le prix des importations, il n’est plus fait mention de price cap, mais seulement de « mettre au point, avec les États membres, un ensemble de mesures qui tiennent compte de la spécificité de notre relation avec les fournisseurs » (Russie et autres). On peut donc lire entre ces lignes qu’il ne saurait y avoir de décision unique pour l’ensemble de l’Union, et que le dossier repart vers les capitales pour dégager les modalités d’un compromis à géométrie variable.

Le 27 septembre, 15 États demandent formellement à la Commission de proposer un plafonnement des prix du gaz (sans distinction d’origine) à débattre lors du Conseil extraordinaire des ministres de l’Énergie, le 30 septembre.

L’Allemagne, qui ne se joint pas au groupe des 15 signataires, est fébrile : trois jours après l’attentat perpétré sur les gazoducs baltiques, le chancelier annonce un emprunt à hauteur de 200 milliards d’euros pour protéger les particuliers et les entreprises d’une hausse des prix du gaz. Cette mesure est prise très au sérieux par les partenaires européens qui redoutent d’une part une concurrence déloyale allemande sur les marchés de l’énergie, et d’autre part une polarisation accrue entre pays riches et pays pauvres au sein de l’UE.

Le Conseil des ministres de l’Énergie, le 30 septembre, ne parvient pas à dégager un compromis sur la question du price cap gazier : 15 États campent sur la préférence pour un price cap général, mais la Commission, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Estonie s’y opposent. Ceux qui demandent un price cap sur le gaz russe font face à l’argument que cette décision s’apparente à une sanction et relève donc des Affaires étrangères.  

Les capitales s’accordent toutefois sur un nombre de mesures d’urgence pour faire baisser le prix de l’énergie : un objectif de réduction de la consommation d’énergie pendant les heures de pointe, le plafonnement et la redistribution des recettes des producteurs dits inframarginaux, et le prélèvement de solidarité sur les bénéfices des entreprises actives dans les secteurs des énergies fossiles. Cependant, pour chacune de ces mesures, la formulation retenue en Conseil signale une large autonomie d’application au niveau national.

II.3.        Les nouveaux fournisseurs d’énergie : opportunité stratégique et fragilité géopolitique

La recherche effrénée de solutions rapides dans le domaine de l’énergie passe encore et toujours par une révision en profondeurs des alliances commerciales avec les fournisseurs de gaz nordiques, moyen-orientaux ou nord-africains. Et chacune de ces nouvelles dynamiques commerciales s’accompagne de sérieux défis politiques. Alger a reçu successivement Emmanuel Macron et Charles Michel, qui a vu en l’Algérie un partenaire « fiable, loyal et engagé ». Au Qatar (7 septembre), le président du Conseil européen a souligné l’importance de leurs excellentes relations pour surmonter les défis énergétiques et annoncer des évolutions positives sur le terrain de la levée des visas. Le chancelier allemand a également effectué une tournée en Arabie saoudite, au Qatar et aux Émirats arabes unis pour signer de nouveaux accords d’exportation du GNL en vue de la mise en service des trois nouveaux terminaux de GNL (Brunsbüttel, Wilhelmshaven et Stade). Plus complexe encore, le partenariat commercial renforcé avec l’Azerbaïdjan coïncide avec la reprise des hostilités entre Bakou et Erevan. Le 13 septembre, les deux parties ont annoncé la mort d’une cinquantaine de soldats dans des affrontements sur la ligne de contact, mais également à la suite de frappes azerbaïdjanaises sur le territoire arménien (stricto sensu). Une escalade qui intervient moins de deux semaines après la rencontre Aliyev-Pachinyan à Bruxelles sous médiation du président du Conseil européen. Au tournant du mois d’octobre, des accusations plus graves encore sont portées contre l’armée azerbaïdjanaise, lorsque des vidéos diffusées sur les réseaux font état de crimes de guerre (notamment l’exécution sommaire de prisonniers de guerre arméniens) perpétrés par l’armée azerbaïdjanaise dans le courant de l’offensive de la mi-septembre.

Nonobstant, la relation énergétique entre Bruxelles et Bakou se renforce à vive allure : non seulement les volumes de gaz en provenance de la Caspienne augmentent considérablement, mais le nouvel interconnecteur entre Athènes et Sofia (ICGB) permet désormais d’acheminer le gaz azerbaïdjanais jusqu’au cœur de la Bulgarie (qui, rappelons-le, a été l’un des premiers pays privés de gaz russe lorsque Moscou a imposé le système du payement en roubles). Désormais opérationnelle, cette connexion permettra également de raccorder la Bulgarie, la Macédoine du Nord ou la Serbie au terminal GNL prévu à Alexandroúpolis (Grèce).

Le 31 août, Charles Michel a accueilli la quatrième rencontre entre Nikol Pachinyan et Ilham Aliyev sous patronage européen. Cette double visite faisait suite à la réunion, la veille à Moscou, des commissions de délimitation et de sécurité des frontières. Pour le journal russe Kommersant, les négociations à Moscou recouvrent un caractère technique, alors qu’à Bruxelles, l’enjeu est politique et consiste à mettre fin à trente ans de conflit (même si la médiation européenne porte également sur une série de mesures de confiance dans le domaine de la connectivité, du déminage ou de l’échange des prisonniers). Toujours selon le quotidien russe, ce déplacement géographique des efforts diplomatiques est lié à l’insatisfaction croissante des deux parties à l’égard de la médiation du Kremlin ; et à la volonté évidente de l’Union européenne de récupérer le rôle de « faiseur de paix » laissé en jachère par Poutine.

III. Le soutien à l’Ukraine

Le soutien européen à l’Ukraine continue à se manifester sur le plan économique : le 7 septembre, la Commission a proposé le déploiement d’une assistance sous forme de prêts à concurrence de 5 milliards d’euros pour permettre à l’Ukraine de disposer de liquidités suffisantes pendant le conflit. Cette nouvelle tranche s’inscrit dans le dispositif exceptionnel d’assistance macrofinancière approuvé par le Conseil européen de juin 2022. Sur le plan économique, il convient aussi de noter l’importance de la levée rapide des droits douaniers (cf. infra) qui permettent de fluidifier le commerce euro-ukrainien afin de générer des recettes pour l’État. Mais au-delà des nombreuses mesures d’assistance économique, financière et humanitaire, les dossiers de l’aide militaire et de l’assistance judiciaire connaissent ce mois-ci de nouveaux développements qui méritent d’être examinés plus en détail. 

III.1        L’aide militaire

Les contre-offensives fructueuses de l’armée ukrainienne à la mi-septembre ont relancé la question de la fourniture des chars d’assaut à Kiev. Si chacun reconnaît la nécessité de saisir l’opportunité stratégique d’un repli russe, les gouvernements européens hésitent sur le type de matériel à envoyer.

Le débat qui divise la société allemande en est un exemple. Alors que la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, avait plaidé dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (14 septembre) pour l’envoi sans délai de chars d’assaut Leopard-2 (aux côtés de Guépards, de blindés et des lance-roquettes déjà déployés), Berlin a finalement livré des véhicules de transport blindés (Dingo) en raison de divergences « sur la méthode », et non « sur le principe » du soutien à l’Ukraine. Si les Leopard-2 allemands apparaissent comme la seule arme d’assaut disponible en suffisance et prête au combat, Berlin refuse d’en autoriser la livraison à l’Ukraine pour éviter de se singulariser par rapport à la coalition. La présence de ces chars sur le terrain ukrainien placerait l’Allemagne seule(parmi les membres de l’Alliance) face à la Russie, ce que Berlin exclut catégoriquement. Comme l’explique un analyste militaire allemand, tant que Washington ne livre pas des chars de combat, Berlin ne le fera pas non plus. Or, à quelques semaines des mid-terms, les démocrates ne souhaitent probablement pas voir circuler des images de chars Abraham en opérations sur le territoire ukrainien.

Pour contourner ce problème et livrer malgré tout du matériel offensif à l’Ukraine qui multiplie les victoires depuis les référendums, l’Allemagne, le Danemark et la Norvège se sont engagés à financer conjointement la production de 16 canons (Zuzana-2) qui seront livrés l’an prochain à l’Ukraine. 

Enfin, l’idée qui avait circulé les semaines précédentes sur l’envoi d’une mission de formation européenne a traversé une phase de découragement avant de reprendre du souffle après la contre-offensive ukrainienne. En début de mois, les commentaires de Josep Borrell (en marge du Conseil d’association le 5 septembre) laissaient penser que l’enjeu d’une telle mission serait avant tout de remettre l’Europe sur la carte de la participation militaire. Mais le 19 septembre, les perspectives ont changé. Dans un document soumis au Comité politique et de sécurité, le service européen d’action extérieure suggère que désormais, la capacité des forces armées à « générer, à entraîner et à remplacer » le personnel militaire pourrait s’avérer déterminante dans le conflit. Pour cela, le SEAE propose de déployer une mission (EU Military Assistance Mission – EUMAM) pour une durée initiale de deux ans sur le territoire d’un État membre limitrophe, avec l’ambition de former un très grand nombre de militaires ukrainiens.

« So, we are working hard in order to present a full proposal to the Ministers and see if there is a political agreement to launch this mission, that I think could be of much added value. It is not a way of substituting what Member States are doing – they are doing it well, each one on their side. But if we want to be present at the European level, we have to look for a tool” – Speech by High Representative/Vice- President Josep Borrell at the Inter-Parliamentary Conference session on CFSP/CSDP priorities and current issues, Bruxelles, 5 septembre

1.2        La justice internationale

Dès les premiers jours de l’agression, la Cour internationale de Justice (des Nations Unies), chargée de régler les différends entre États, avait été saisie par l’Ukraine pour condamner l’agression russe, ce qu’elle a fait le 16 mars. La Cour européenne des droits de l’Homme, dont la compétence figure dans le nom, a également été saisie par Kiev à de nombreuses reprises — et naturellement au lendemain de l’invasion — mais sa compétence ne lui permet que de demander à l’État incriminé de prendre des « mesures », telles que celle de « s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les civils (1er mars 2022).

Pour juger les personnes responsables de crimes de guerre, la seule instanceinternationale reste la Cour pénale internationale (CPI), établie à La Haye : c’est donc à elle qu’il incomberait, le cas échéant, de juger les personnes responsables de crimes de guerre commis sur le territoire de l’Ukraine. Or, les autorités ukrainiennes demandent instamment la création d’un tribunal spécial pour juger les dirigeants russes, sur le modèle des procès de Nuremberg. L’appel à un tribunal spécial, plutôt qu’à la Cour pénale internationale, s’explique par les raisons suivantes.

Pour une analyse détaillée de cette problématique, lire « Ukraine : le monde face aux crimes d’une guerre », Le Monde, 23 septembre 2022.

L’Ukraine n’a pas ratifié les Statuts de Rome, mais elle a toutefois fait usage — en 2014 puis en 2015 — de la prérogative qui permet de reconnaître la compétence de la Cour pour les crimes présumés commis sur son territoire et visés par le Statut. La CPI est donc compétente pour juger des crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de génocide commis sur le territoire ukrainien depuis cette date, mais pas pour juger du crime d’agression qui n’a, lui, été activé qu’en 2017, et n’est donc pas inclus dans les compétences reconnues par l’Ukraine. C’est sans doute pour cette raison que Josep Borrell a rappelé, lors du Conseil d’Association UE-Ukraine le 5 septembre, que Kiev devait encore ratifier les statuts de Rome pour bénéficier des droits prévus par cet outil.

À l’heure actuelle, donc, le parquet de la Cour pénale internationale enquête (avec le concours de l’agence européenne Eurojust) sur les trois crimes de guerre précités, et ce depuis la requête déposée le 2 mars par 39 États participants. Mais la compétence pour le crime d’agression — seule voie directe jusqu’à Vladimir Poutine et Sergei Lavrov — fait défaut. 

C’est la raison pour laquelle, dès le mois de mars, de nombreux juristes et responsables politiques ont appelé à la création d’un tribunal spécial. D’abord cantonné aux milieux d’experts, cet appel a gagné en publicité lors de la découverte des fosses communes dans la ville d’Izyum, après la contre-offensive ukrainienne de mi-septembre, puis lors de l’assemblée générale des Nations Unies qui y a immédiatement succédé (16-26 septembre), offrant une tribune mondiale aux défenseurs de cette idée.  

Désormais, la question de l’instauration d’un tribunal spécial sur le crime d’agression se pose avec acuité, et figure au cœur des débats de l’UE. Le 16 septembre, le ministre tchèque des Affaires étrangères a rejoint l’Ukraine sur la demande d’un tribunal spécial. La Commission et plusieurs États membres demeurent toutefois prudents sur cette question et insistent davantage sur la nécessité de concentrer tous les moyens et tous les efforts sur la collecte de preuves dans le cadre de l’enquête internationale. En outre, politiquement, le dossier est explosif, car seule une large reconnaissance internationale conférerait à ce tribunal une légitimité acceptable. Or, comme ni la Russie ni les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Turquie (et bien d’autres) ne reconnaissent l’autorité de la CPI, l’enjeu consisterait à crédibiliser une instance ad hoc fondée par des États eux-mêmes rétifs à toute juridiction pénale internationale. 

III.3        Le soutien diplomatique

La diplomatie internationale de l’Union européenne constitue une dimension essentielle de l’aide européenne à la cause ukrainienne. Cette diplomatie se déploie tous azimuts, mais la tenue de l’assemblée générale des Nations Unies, du 16 au 26 septembre, a été l’occasion pour l’Union européenne de pousser trois dossiers essentiels : le dossier du price cap pétrolier, le dossier de la sécurité alimentaire (et de la responsabilité russe) et enfin celui de la non-reconnaissance des référendums et des annexions.

Sur le dossier de la sécurité alimentaire, le président du Conseil européen a coprésidé un sommet sur la sécurité alimentaire mondiale avec le secrétaire d’État des États-Unis, Antony Blinken, le président de l’Union africaine et président du Sénégal, Macky Sall, et le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez (20 septembre).

Le vote du Conseil de sécurité des Nations Unies, le 30 septembre, a permis de prendre une première mesure des positions nationales sur la question des annexions territoriales. Parmi les 15 membres du Conseil, 10 pays ont voté pour une condamnation de la Russie (Albanie, Émirats arabes unis, États-Unis, France, Ghana, Irlande, Kenya, Mexique, Norvège, Royaume-Uni), 4 se sont abstenus (Brésil, Chine, Gabon, Inde), et la Russie s’est évidemment opposée. La convocation en urgence de l’Assemblée générale des Nations Unies sur cette question, le 10 octobre, offre une occasion unique pour l’Union européenne et les alliés de l’Ukraine d’exploiter le malaise actuel au sein de la communauté internationale.

No one wants to put all their eggs in a loser’s basket — and European diplomacy must exploit this opening.
Nathalie Tocci, West must seize on the Global South’s state of unease”, Politico, 1er octobre 2022.

III.4        Penser l’après-guerre

1. Le soutien européen à l’Ukraine dans l’hypothèse d’un conflit de longue durée

Dans le courant de ce mois de septembre, les idées et les propositions continuent d’affluer pour l’Ukraine d’après-guerre. On notera en particulier ce policy brief du ECFR intitulé « Survive and thrive: A European plan to support Ukraine in the long war against Russia » qui propose un éventail détaillé des moyens à déployer pour continuer à soutenir l’Ukraine dans un conflit de longue durée. La proposition s’articule autour de quatre axes : le soutien militaire, les garanties de sécurité, le soutien économique et l’énergie.

Du point de vue militaire, l’Union européenne et ses États membres doivent se préparer à fournir à l’Ukraine des armes, des équipements, de l’entraînement et surtout un support de cyberdéfense dans la durée. Cela suppose avant tout de rompre les dépendances stratégiques de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie et d’accélérer l’interopérabilité de l’armée ukrainienne avec l’OTAN. Notons, au passage, que le président Zelensky a formellement demandé une procédure accélérée pour l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN, sur le modèle des adhésions rapides de la Finlande et de la Suède.

En termes de sécurité, les États membres pourraient prendre des engagements sur des garanties de sécurité claires, contraignantes et adaptées aux différentes menaces auxquelles l’Ukraine devra continuer à faire face. Il s’agit ici de répondre à la proposition de l’administration présidentielle ukrainienne sur le type de réponse qui sera donné à chaque avatar de la menace russe. L’Ukraine reste marquée par l’inefficacité du Mémorandum de Budapest (1994) qui garantissait, en principe seulement, l’intégrité du territoire ukrainien. Désormais, les garanties de sécurité impliqueraient une forme active (« les garants s’engagent à… ») et non plus seulement une forme passive (« les États s’abstiennent de… »).

Au plan économique, l’étude souligne que les mesures d’assistance adoptées jusqu’à présent — assistance macroéconomique, humanitaire, logistique — s’apparentent à de « très coûteux bandages » pour une économie exsangue. Dans le moyen et long terme, l’Ukraine aura besoin d’une véritable sécurité économique, qui permette de tenir la distance dans l’hypothèse d’un conflit de longue durée. Pour cela, le chemin vers l’adhésion à l’Union européenne doit être rénové et prévoir des formes d’intégration avant l’adhésion formelle.

Cette idée d’une intégration progressive ou à cliquets avait également été évoquée par d’autres experts dans le passé (cf. Pierre Mirel, RAER, mai et juin 2022). L’UE ouvrirait à l’Ukraine un partenariat spécifique sur l’accès au marché européen, aux fonds de cohésion, et accompagnerait activement les préparations à l’adhésion.

On notera toutefois que ce processus est déjà engagé, comme l’illustre la signature, le 5 septembre, des accords douaniers et fiscaux qui permettront de simplifier les procédures, et donc la pratique, du commerce des biens.

Lors de sa visite à Kiev, le lendemain du discours sur l’état de l’Union, Ursula von der Leyen a justement mis cette notion en avant en proposant d’intégrer l’Ukraine « as far as possible ». Elle a rappelé que 98 % des taxes d’importation avaient déjà été levées grâce à l’exemption prévue pour une année (et qui sera probablement renouvelée). Désormais, la Commission veut faire de même pour les barrières non tarifaires.

Les recettes anciennes (le « tout partager sauf les institutions » de Prodi, le « more for more » des accords d’association) sont donc remises au goût du jour, avec une urgence et une gravité nouvelles.

Enfin, sur l’énergie, l’étude appelle l’Union européenne à accentuer l’interconnexion des infrastructures énergétiques tout en protégeant ses consommateurs et en respectant les ambitions climat. Pour rappel, le système de transmission ukrainien s’est déconnecté des réseaux russes et biélorusses la nuit de l’agression pour se connecterle 16 mars au réseau européen, ouvrant la voie à une intégration énergétique entre l’UE et l’Ukraine. Les premiers échanges commerciaux d’électricité ont débuté en juin avec la Roumanie et en juillet avec la Slovaquie. Dans le futur, l’Union devra s’atteler à renforcer la sécurité des infrastructures énergétiques et à faciliter leur modernisation. 

2. La Communauté politique européenne — nécessité ou redondance ?

La toute première rencontre de la Communauté politique européenne (CPE) aura lieu le 6 octobre au château de Prague, la veille de la réunion informelle du Conseil européen. Cette Communauté, on s’en souvient, a été conçue par l’Élysée en cours de présidence française du Conseil de l’Union (E. Macron, Discours de Strasbourg, 10 mai 2022). L’idée est de rebattre les cartes du dialogue paneuropéen dans le contexte de l’agression russe et des nouvelles candidatures à l’UE. Concrètement, la formule prévoit de réunir informellement l’ensemble des partenaires européens de l’Union pour fluidifier le dialogue et la coordination à l’échelle européenne, en particulier sur les thèmes de la sécurité.

Mais d’innombrables questions subsistent : les thèmes à l’agenda de cette rencontre, la valeur ajoutée du format par rapport aux formats existants (OSCE, Conseil de l’Europe) ou passés (Politique de voisinage, Wider Europe), l’intérêt des participants pour la chose (pour ne citer que le Royaume-Uni…), l’articulation entre ce format strictement intergouvernemental et les dossiers qui touchent nécessairement les compétences de l’Union… Pour Michael Emerson, qui décortique soigneusement la problématique pour le CEPS, il n’est pas inutile de tenter l’exercice, fût-ce pour en expérimenter les limites.

Ces évolutions signalent l’émergence de nouvelles dynamiques régionales en Europe, à deux égards. Premièrement, la guerre en Europe fait émerger de nouveaux schémas de sécurité et de coopération. L’incapacité des structures nées au XXe siècle à anticiper, brider, ou arrêter le conflit en Ukraine stimule la création de mécanismes de sécurité et de coopération plus souples, plus dynamiques, mais également à géométrie variable.

Cette tendance s’illustre au niveau économique et politique avec la mise en place — certes fragile — de la « Communauté politique européenne », et au niveau sécuritaire, avec l’ébauche d’un système ad hoc de garanties de sécurité sur mesure pour l’Ukraine.

Le deuxième élément qui vient à l’esprit est que ces phénomènes sont présentés comme complémentaires et non concurrents. La Communauté politique européenne doit accompagner l’intégration des candidats dans l’UE (et non s’y substituer), tout comme les engagements de sécurité pourraient, demain (r-)assurer l’Ukraine en attendant l’adhésion à l’OTAN et l’applicabilité de son article 5 (à l’instar de la Suède et de la Finlande). C’est donc une nouvelle forme d’« en même temps » macronien qui s’étend, désormais, à la révision de l’ordre européen.

IV. Dans le reste de l’actualité

IV.1        No more « westplaining »

On relèvera ce mois une évolution notable dans le rapport de forces entre la nouvelle et la vieille Europe (quelle que soit la validité de ce néologisme américain) : la ligne dure historique contre la Russie en Europe — Pologne, États baltes — ne cherche plus à convaincre les partisans du dialogue.

 No more Westplaining », avait lancé Gabrielius Landsbergis, pour couper court à tout débat. « Westplainers gonna westplain », rétorque-t-il quelques jours plus tard aux élucubrations diplomatiques d’Elon Musk sur Twitter, signalant ainsi un désintérêt total pour toute position inadéquate.

Mais la nouveauté vient de la Commission, dont la Présidente a, pour la première fois et dans son discours sur l’état de l’Union, choisi de reconnaître publiquement l’erreur de jugement de nombreux Européens : « Une des leçons de cette guerre est que nous aurions dû écouter ceux qui connaissent Poutine. Écouter Anna Politkovskaya et tous les journalistes russes qui ont dénoncé les crimes et l’ont payé de leur vie. Écouter nos amis en Ukraine, en Moldavie, en Géorgie et l’opposition en Biélorussie. Nous aurions dû écouter les voix qui s’élevaient au sein de l’Union — en Pologne, dans les pays baltes et dans les pays d’Europe centrale et orientale ».

IV.2        Relations diplomatiques UE-Russie : l’adieu de V. Chizhov

Le Représentant permanent de la Russie auprès de l’UE, Vladimir Chizhov, a fait ses adieux au poste qu’il avait occupé pendant 17 ans. Dans un discours prononcé devant une audience dépourvue de collègues européens, il a déploré la destruction des ponts entre l’Union européenne et la Russie. Rappelant son « record » de participation aux 32 sommets UE-Russie, vestiges d’un accord de partenariat signé en 1994 et entré en vigueur en 1997, le diplomate se dit soulagé de ne plus camper le rôle de « monument vivant » à la coopération euro-russe. Par ailleurs, le diplomate allemand Markus Ederer a également terminé sa mission pour le SEAE en Russie et cédé sa place au français Roland Galharague. 

IV.3        L’exode russe, réactions européennes

L’annonce d’une mobilisation partielle en Russie a provoqué la fuite de dizaines de milliers de Russes, majoritairement vers les pays qui ne requéraient pas de visa, mais également vers les frontières terrestres de la Russie avec l’Union européenne, principalement la Finlande.

Quelques jours avant (8 septembre), le Conseil avait confirmé la levée complète du mécanisme de facilitation des visas — une double négation qui signifie simplement le retour aux règles d’avant 2007.

Contrairement à ce que demandaient certains États membres (la suspension pure et simple de la délivrance de visas aux citoyens russes), les visas peuvent toujours être délivrés : la Commission a rappelé que les États membres développaient une approche coordonnée tout en continuant à examiner les demandes de visa individuellement (Agence Europe, Bulletin quotidien n. 13027). Les États peuvent donc continuer à délivrer les visas pour des motifs humanitaires ou autres (journalistes, visites familiales, soins médicaux, etc.). La question s’est donc posée de savoir si les Russes qui fuient la mobilisation sont éligibles à un visa humanitaire… Pour le ministre letton des Affaires étrangères, la réponse est négative : « Ils ne peuvent pas être considérés comme des objecteurs de conscience. Ils posent un vrai risque en termes de sécurité et il y a beaucoup de pays hors de l’UE où ils peuvent aller ».

Questions à suivre au mois d’octobre

  • Le niveau d’alerte nucléaire, puisque l’annexion des territoires ukrainiens est formellement achevée et que toute incursion militaire sur ces territoires est désormais considérée par Moscou comme une violation de l’intégrité territoriale russe ;
  • Le Conseil européen des 6 et 7 octobre, à Prague ;
  • Le vote de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 10 octobre, sur l’annexion des territoires ukrainiens, avec un focus particulier sur les évolutions par rapport au vote du mois de mars ;
  • Les réactions russes aux décisions sur le price cap, en particulier au niveau de l’OPEP ;
  • Les tensions au sein de et autour de la Moldavie, depuis les menaces formulées par Moscou le mois dernier et la chute brutale des livraisons de gaz russe en septembre.
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