Le site de la Chaire d’études Europe-Russie de l’UCLouvain

SOMMAIRE

1     Les mesures de coercition

  • Paquet #1 (23 février) : la mise en œuvre du plan initial
  • Paquet #2 (25 février) : sanctions sectorielles et ciblées
  • Paquet #3 (27 février) : le virage cardinal
  • Paquet #4 (15 mars) : intensification des mesures et matières premières
  • Les hydrocarbures en jeu
  • Les leçons de l’urgence

2     Le soutien à l’Ukraine

  • Le soutien militaire
  • Le soutien économique et logistique
  • Le soutien diplomatique
  • Le soutien moral : les limites de la diplomatie

3     L’ordre de bataille européen

  • Un peu d’autonomie stratégique, s’il vous plait
  • Résilience énergétique

4     Conclusions

L’Europe avant, l’Europe après

Dans un ouvrage consacré à la naissance des relations UE-Russie, il y a bien longtemps, j’écrivais à propos du tout premier accord conclu entre l’URSS et les Communautés européennes en décembre 1989 qu’il était le résultat de la volonté politique de quelques hommes – Jacques Delors, Helmut Kohl, François Mitterrand, Mikhaïl Gorbatchev – pressés par l’Histoire de surmonter les obstacles techniques et idéologiques pour poser l’acte symbolique d’une reconnaissance mutuelle. Trois décennies plus tard, en ce printemps 2022, la même idée d’une volonté politique qui balaye les obstacles administratifs revient au cœur de l’action européenne, mais cette fois pour servir l’objectif inverse : celui de couper autant de ponts que possible avec un État russe (re-)devenu adversaire.

Début février, l’agenda des vingt-sept est encore dominé par l’agenda courant : la présidence française entame le mois de février sur le thème de la libre circulation des personnes et le discours du président Macron appelant à la création d’un Conseil Schengen (espéré le 3 mars en marge du Conseil des ministres de l’intérieur). L’autre rendez-vous important, le Conseil informel des 10 et 11 mars, s’échafaude sur les thèmes économiques, la relance post-covid, le marché intérieur, les chaines d’approvisionnement et l’autonomie stratégique.

En politique extérieure, le danger russe est évidemment présent. Le 7 février, le Conseil de l’énergie UE-USA élaborent déjà des plans pour une intégration rapide de l’Ukraine dans le marché intérieur de l’énergie européen, mais sans renoncer aux exigences en termes de bonne gouvernance des entreprises. Pendant ces semaines hésitantes, le travail sur les sanctions bat son plein. Mais les divergences demeurent sur le seuil qui doit déclencher les sanctions et sur la nécessité de frapper la Russie préventivement ou au contraire graduellement. Pour les minimalistes, c’est l’action militaire qui doit déclencher les sanctions, au risque sinon d’infliger un dommage trop élevé aux économies européennes pour de « simples » attaques hybrides, difficiles à attribuer, et qui brûleraient trop tôt les cartouches de l’Union. Pour les États membres qui ne croient pas tant à une invasion qu’à un kaléidoscope d’agressions hybrides, il s’agit de préparer un catalogue de sanctions au sein duquel puiser en fonction de la gravité de l’attaque. Pour les maximalistes, au contraire, il est urgent d’adopter les sanctions et de se serrer la ceinture pour punir le Kremlin de la pression militaire qu’il exerce depuis plusieurs mois et le dissuader d’avancer plus loin.

De même, rappelons que les semaines qui précèdent la guerre voient encore l’Allemagne et certains pays neutres s’arc-bouter sur le principe de la non-exportation d’armes létales. Enfin, les positions sur l’inclusion du secteur de l’énergie dans le catalogue des sanctions continue aussi à diviser profondément les États membres, en particulier sur la question de Nord Stream 2 (dont la procédure de certification sera formellement suspendue le 22 février).

La séance plénière du parlement européen, le 16 février, reflète l’état d’esprit des Européens à ce moment charnière de la crise. Avec plus de 100 interventions des députés, en plus de celles des 4 dirigeants institutionnels (Ursula Von der Leyen, Charles Michel, Roberta Metsola et Josep Borrell), cette séance met en évidence les dynamiques partisanes au sein de l’UE. Tous les groupes politiques, à l’exception des extrêmes (ID et La Gauche), convergent sur le principe du soutien inconditionnel à l’Ukraine et sur l’accentuation des sanctions à l’égard de la Russie. Une première procédure d’urgence est invoquée pour approuver, moyennant certaines conditions, la proposition d’aide macro-financière à l’Ukraine pour un montant d’1,2 milliards d’euros. L’approbation du paquet est acquise par un vote massif de 598 voix pour, 55 contre et 41 abstentions.

La machine bien huilée des réunions et des agendas UE s’emballe le 17 février, lorsque Charles Michel convoque un sommet informel des Chefs d’États et de gouvernements une heure avant le début du Sommet UE-Union Africaine pour faire le point sur la situation à l’Est. Dès ce moment, les réunions d’urgence et les procédures accélérées se succèdent. A l’issue du Conseil Affaires étrangères du 21 février au cours duquel les ministres européens se sont entretenus informellement avec le ministre ukrainien des Affaires étrangère Dmytro Kuleba (qui demande des sanctions préventives, un dialogue sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et des livraisons d’armes), la nouvelle d’une reconnaissance des républiques séparatistes du Donbass fait l’effet d’une bombe. Le soir même, un communiqué de presse conjoint des présidents du Conseil et de la Commission annonce l’adoption de sanctions, clôturant ainsi le débat sur la fameuse question du seuil de déclenchement des sanctions.

Cette accélération de la procédure se répètera ensuite avec l’annonce de Josep Borrell sur la deuxième tranche de 500 millions d’euros de fournitures de matériel militaire à l’Ukraine (le 11 mars), ou avec la déclaration d’Ursula Von der Leyen sur l’exclusion de certaines banques russes du système SWIFT et les sanctions contre les oligarques avant l’obtention d’un accord formel de toutes les capitales (cf. infra).

Le 21 février, l’Union s’engage donc collectivement aux côtés de l’Ukraine en déployant une action à trois bandes : exercer une pression maximale sur la Russie (1), soutenir l’Ukraine par tous les moyens disponibles (2) et renforcer la résilience européenne face à la menace russe (3).

1. Les mesures de coercition

Entre le 23 février et le 31 mars 2022, l’Union a adopté quatre trains de sanctions contre la Russie et la Biélorussie. La liste et la chronologie des sanctions sont disponibles sur le site du Conseil. Les lignes qui suivent mettent en évidence les pivots de cette accélération crescendo de la capacité punitive de l’Union.

Paquet #1 (23/2) : la mise en œuvre du plan initial

Le premier paquet de sanctions est adopté le 23 février, soit moins de 48 heures après la reconnaissance des républiques séparatistes du Donbass, et sans difficultés puisqu’il porte sur les mesures qui avaient été préparées de longue date. Cette décision modifie le régime de sanctions de 2014 pour cibler une série de personnes accusées de participer ou de contribuer à la violation de l’intégrité territoriale ukrainienne et pour interdire l’accès de l’État russe aux marchés financiers européens. Par ailleurs, l’Union adopte un nouveau régime de sanctions interdisant toute forme de commerce avec les régions de Donetsk et Louhansk, sauf lorsqu’ils sont validés par Kiev.

Mais déjà, à l’aube du 24 février, l’assaut donné par les forces russes sur l’Ukraine appelle d’urgence l’adoption de mesures plus fortes. Le Conseil européen réuni en urgence dans la nuit du 24 février au 25 février donne l’impulsion pour un second paquet de sanctions.

Paquet #2 (25/2) : sanctions sectorielles et ciblées

C’est donc au matin du 25 février que les Ministres des Affaires étrangères formalisent un deuxième paquet de sanctions. Il s’agit de sanctions financières, économiques et individuelles qui visent l’accès des institutions russes aux marchés occidentaux, l’exportation des biens sensibles dans le domaine de l’extraction pétrolière, les biens à double usage  et le matériel aéronautique, ainsi que les avoirs de davantage de personnalités russes y compris Vladimir Poutine, Sergei Lavrov et divers oligarques. Cependant, les mesures adoptées ne répondent pas à l’appel pressant de l’Ukraine d’exclure la Russie du système de payement SWIFT. Pour Donald Tusk, ancien président permanent du Conseil européen, l’Europe s’est déshonorée en refusant d’adopter cette mesure. D’un tweetassassin, il va jusqu’à dénoncer les capitales responsables de cet échec : “In this war everything is real: Putin’s madness and cruelty, Ukrainian victims, bombs falling on Kyiv. Only your sanctions are pretended. Those EU governments which blocked tough decisions (i.a. Germany, Hungary, Italy) have disgraced themselves”.

Paquet #3 (27 février) : le virage cardinal

Quarante-huit heures après leur précédente réunion, les chefs de la diplomatie se retrouvent à nouveau pour décider (informellement, vu le format en visioconférence) l’adoption des mesures les plus significatives que l’Union ait jamais adoptées, et qui constitue un virage cardinal à bien des égards.

Premièrement, la décision de fournir du matériel militaire à l’Ukraine à hauteur de 500 millions d’euros via la « Facilité européenne pour la paix » scelle la fin d’un tabou. Pour les pays neutres ou pour l’Allemagne, la participation à ce projet collectif en dépit de la proportion massive d’armes létales dans le budget (450 millions d’euros d’armes létales et 50 millions non-létales) marque la « Zeitenwende », le tournant historique pour Berlin (O. Scholz, discours du 27 février au Bundestag). Certes, des aménagements sont prévus pour permettre à ces États de participer essentiellement à la fourniture de la partie non-létale des armes. Il n’empêche que pour Berlin, qui a refusé jusqu’au dernier moment d’autoriser ne fût-ce que le survol de son territoire pour des livraisons d’armes létales, le revirement est décisif.

Le deuxième revirement cardinal, témoin de l’extraordinaire union sacrée au troisième jour de la guerre, réside dans l’exclusion de certaines banques russes du système SWIFT malgré certaines résistances probablement balayées par la proposition publique de la Présidente de la Commission le 26 février. Rappelons qu’un mois auparavant, l’option d’une exclusion russe du système SWIFT avait été considérée par de nombreux analystes et responsables politiques comme dangereuse, imprécise, contreproductive ou compliquée.

Dans les airs, l’interdiction du survol de l’espace aérien de l’UE et de l’accès aux aéroports de l’UE pour tous les types de transporteurs russes bouleverse le secteur aéronautique russe et la géographie des échanges. Cette mesure fait l’effet d’un nouveau rideau de fer entre l’Europe et la Russie.

Sur les ondes, l’interdiction des media contrôlés par le Kremlin – Russia Today et Sputnik vise à « interdire la machine médiatique du Kremlin dans l’UE ». Inédite, cette mesure est également compliquée à mettre en œuvre, car « couper le signal d’une chaîne relève des régulateurs nationaux et exige, au nom de la liberté et du pluralisme de la presse, une base juridique solide, en plus de considérations techniques » (Euractiv). Effectivement, cette mesure a été la première à faire l’objet d’un recours de RT France devant la justice européenne, recours rejeté le 30 mars sur pratiquement l’ensemble des arguments. En outre, les versions web des chaines en question sont toujours accessibles dans l’Union.

Paquet #4 (15/3) : intensification des mesures et adjonction de matières premières

Sur l’impulsion du sommet de Versailles (10-11 mars), les diplomates européens sont parvenus le 15 mars à dégager les contours d’un quatrième paquet de sanctions marquantes à plusieurs égards. Outre l’ajout de Roman Abramovitch à la liste des personnes sanctionnées, le quatrième paquet de sanctions met l’accent sur les mesures sectorielles, en limitant davantage les liens avec le secteur de l’énergie (pas de nouveaux contrats, pas d’exportation de technologies), l’exportation des biens à double usage et des technologies liées à la défense, certaines matières premières (fer et acier) et le secteur du luxe.

Les hydrocarbures en jeu

Le Conseil européen des 24 et 25 mars n’a pas donné de nouvelles impulsions en termes de sanctions. Le ministre lituanien des Affaires étrangères a d’ailleurs dénoncé une « sanctions fatigue » européenne alors qu’il était urgent d’intensifier la pression sur le Kremlin. Plus que de la fatigue, c’est de choix stratégiques qu’il s’agit désormais puisque d’éventuelles mesures viseraient nécessairement les sacro-saints secteurs des énergies en général et des hydrocarbures en particulier. Les dirigeants européens se sont certes accordés sur le principe d’une réduction progressive de la dépendance à l’égard des produits russes, mais sans aller jusqu’à se priver immédiatement des approvisionnements en énergie. Fustigeant l’inaction de l’UE, le Premier Ministre polonais a pris les devants en annonçant le 30 mars la fin des importations de charbon, de gaz et pétrole russes endéans la fin de l’année.

Tout en continuant à préparer des mesures ultérieures, l’UE marque le pas pour négocier un front commun sur l’approvisionnement en énergie face aux exigences russes d’un payement en roubles. Au terme d’un mois de sanctions en rafale, l’urgence est également de colmater les brèches des mesures existantes plutôt que d’en adopter de nouvelles.

A ce stade, la puissance coercitive de l’UE se trouve au pied du dernier bastion – presqu’un cordon ombilical – de l’interdépendance euro-russe : les matières premières. Dans une allocution au Bundestag, le 23 mars, le chancelier allemand avait indiqué le danger de céder à la pression des États-Unis et de certains États membres de l’UE pour un embargo immédiat sur les importations de matières premières russes. Les craintes d’une crise économique majeure justifient, pour le Chancelier, d’avancer certes vers une fin de la dépendance à l’égard de la Russie, mais avec prudence, afin de ne pas se livrer bataille à soi-même : ce sont les autorités russes qui doivent être visées par les sanctions, rappelle-t-il, et non les États européens. Soulignant le risque pour l’Allemagne et l’Europe d’entrer en récession sous l’effet de telles mesures, Olaf Scholz souligne également que l’Europe mettrait en péril sa capacité d’action.

Le dossier des hydrocarbures montre les limites de la capacité coercitive de l’Union… Mais constitue aussi point de départ des réformes profondes qui permettront à l’Europe de consolider, de manière structurelle, sa résilience à l’égard de la Russie (cf. infra).

Les leçons de l’urgence

Le premier enseignement de ces premières semaines de conflit est que l’UE peut avancer vite, quand il le faut. Le retour de la violence armée sur le continent a fait sauter les verrous qui sous-tendaient la prudence et le gradualisme.

Sur le plan des procédures, cette accélération a donné lieu à un changement de paradigme. Au lieu de processus linéaires – allant de l’impulsion politique à la décision en passant par toutes les étapes de la validation technique et juridique sans que l’une ne puisse débuter avant que l’autre ne soit achevée – la crise a forcé les différents niveaux de pouvoir à travailler en parallèle et de manière synchrone. D’autre part, pour ne pas faire obstruction à la décision (par crainte d’être pointés du doigt), les capitales ont approuvé des mesures globales tout en démarchant ensuite individuellement la Commission pour tenter d’en ajuster les détails.

Sur le plan du contenu, ensuite, les États membres ont dû brûler certaines étapes du travail préparatoire. L’adoption de sanctions est parfois allée plus vite que les mécanismes qui assurent leur efficacité, comme la coordination internationale. Il a par exemple fallu attendre jusqu’au 28 février pour obtenir l’alignement de la Suisse et éviter que la Confédération n’abrite les fortunes russes soumises aux mesures coercitives européennes. Sur le même registre, le gel des avoirs de près d’un millier de personnalités et d’entités russes a mis en évidence la nécessité de percer l’opacité des structures financières à travers le monde. Pour l’économiste Thomas Piketty, « les sanctions centrées sur les oligarques ayant prospéré grâce au régime en question (…) passent par la mise en place d’un cadastre financier international, ce qui ne sera pas du goût des fortunes occidentales, dont les intérêts sont beaucoup plus fortement liés à ceux des oligarques russes et chinois que ce l’on prétend parfois ». C’est également le sens de la proposition du Président du Conseil Italien, Mario Draghi, pour la création d’un registre public international sur la richesse des oligarques russes dans le cadre de la task force transatlantique qui réunit la Commission européenne, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie, la France et le Canada (ICRICT, 1er mars 2022).

Enfin, une question que l’on peut se poser même s’il est évidemment prématuré de l’envisager à ce stade est celle de la levée, à terme, des sanctions. En effet, les sanctions décidées dans l’urgence de ces dernières semaines ne prévoient aucun critère à cet égard. Par le passé, la levée des sanctions (de 2014) avaient été conditionnée à la mise en œuvre des accords de Minsk… Demain, quelles conditions faudra-t-il poser pour envisager l’assouplissement des sanctions 2022 ? Car l’absence de critères d’assouplissement réduit considérablement leur valeur incitative et les cantonne à un rôle punitif (cf. l’analyse récente de T. de Wilde sur les sanctions et la référence à George Kennan). La question peut donc paraître théorique, mais elle demandera à nouveau une extraordinaire dextérité de la part des décideurs européens lorsqu’elle se posera.

2. Le soutien à l’Ukraine

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut dégager quatre axes du soutien européen à l’Ukraine à partir du déclenchement des opérations militaires. Le soutien militaire, le soutien économique et logistique, le soutien diplomatique et une forme de soutien moral. A chacun de ces axes correspondent des observations et des questions qui visent à dépasser l’élément descriptif pour saisir la complexité de cet engagement historique.

2.1. Le soutien militaire

De l’avis de tous les acteurs impliqués, le changement cardinal est celui de la décision d’engager militairement l’Union à travers la facilité européenne pour la paix. Depuis sa création en mars 2021, cet instrument financé directement par les États membres avait donné lieu à des tergiversations sur les conditions de son engagement et le type de matériel à déployer. Douze mois plus tard, c’est 1 milliard d’euros (sur les 5 milliards prévus pour la période 2021-2027) qui est mobilisé pour l’envoi de matériel majoritairement ‘létal’ en zone de conflit. Au début du conflit, les États membres avaient commencé à envoyer du matériel militaire à l’Ukraine. Mais cette aide spontanée ne correspondant pas nécessairement aux besoins de l’armée ukrainienne, l’UE a chargé le Comité militaire (EUMS-Military staff) de coordonner les réponses aux demandes de l’armée ukrainienne avec les États membres et les partenaires – États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle Zélande et éventuellement Norvège et Corée. Cette « clearing house » valide les besoins, coordonne l’envoi et la répartition des coûts .

Mais ici également, les procédures complexes de l’utilisation de cet instrument ont été délaissées au profit d’une action immédiate. Ainsi, les étapes préliminaires d’« analyse de sensibilité au conflit, de risque et d’impact, des mesures d’atténuation et des contrôles et garanties stricts, ainsi que les analyses du respect du droit international (…) »[2] n’ont simplement pas eu lieu, pas plus que les règles de passation de marché. Nécessité faisant loi, le matériel a été mobilisé au sein des États membres puis transféré en Ukraine. Or les procédures d’analyse de risque auraient notamment eu pour fonction de préparer l’Union aux risques inhérents à un transfert d’armes. En effet, comment éviter la dispersion des armes européennes et la prolifération ? Que faire, par exemple, en cas de changement de régime (pro-russe) à Kiev (le risque était élevé au moment où J. Borrell a annoncé la seconde tranche de livraisons). Comme dans le cas des sanctions, le travail technique devra se poursuivre en aval de la décision à défaut d’avoir pu la précéder. 

2.2. Le soutien économique et logistique 

Dans une démarche plus classique, l’UE a mobilisé plusieurs types d’aide financière, en commençant par le Paquet d’urgence de soutien macrofinancier proposé par la Commission le 1er février et adopté séance tenante par le Parlement (17 février) et Conseil (21 février). L’aide macro-financière doit permettre de soutenir l’Ukraine dans un contexte où l’incertitude géopolitique génère d’importantes fuites de capitaux, affecte la stabilité de l’économie et coupe mécaniquement l’accès du pays aux marchés mondiaux.

Par ailleurs, l’Ukraine ayant transmis mi-février une liste de matériel nécessaire en cas d’attaque (générateurs, matériel médical, etc.), l’UE a mobilisé son mécanisme de protection civile qui assure le financement, la coordination et le transport de matériel de crise. L’intervention en Ukraine constitue la plus importante contribution aux crises depuis la création du mécanisme, en 2001.

Au niveau de l’accueil des réfugiés, enfin, la présidence française a demandé l’activation totale (comme au commencement de l’épidémie en 2020) du mécanisme de coordination en temps de crise pour centraliser l’information sur les besoins, les moyens disponibles et leur distribution. Le 4 mars, l’UE a mis en œuvre un mécanisme datant de 2001 pour offrir la protection temporaire uniformisée aux personnes fuyant l’Ukraine après le 24 février. Pour la Commission, cette solution est favorable aux réfugiés comme aux États membres dans la mesure où « ces personnes déplacées auraient moins besoin de demander immédiatement une protection internationale, ce qui limiterait le risque de submerger les régimes d’asile des États membres, les formalités étant réduites au minimum en raison de l’urgence de la situation ».

 

2.3. Le soutien diplomatique

De concert avec les États-Unis, l’UE a œuvré à la création d’un consensus diplomatique aussi large que possible contre l’agression russe. Ce travail diplomatique se déploie aux frontières de l’Union (1), dans les enceintes multilatérales (2) et dans le cadre des Nations Unies (3).

2.3.1. La diplomatie frontalière

Le travail de proximité est aussi le principal test de la crédibilité de l’UE. L’une des premières victoires indispensables était celle du ralliement de la Suisse aux sanctions européennes et américaines. Dans les Balkans, l’UE a rapidement obtenu l’alignement de la Macédoine du Nord, de l’Albanie et du Monténégro. En Bosnie et Herzégovine, la rivalité à couteaux tirés entre le camp occidental et la Russie fait craindre une extension du conflit ukrainien au sein des communautés bosniennes. Si certains avaient appelé de leurs vœux la mise sous sanction du leader serbe, cette hypothèse est désormais entre les mains de la Hongrie qui a obtenu, le 19 mars, le passage à la règle de l’unanimité pour ce dossier. On peut se demander si cette concession à Viktor Orban est liée au lâcher prise de Budapest sur d’autres trains de sanctions.

Enfin, le positionnement diplomatique de la Serbie constitue le principal défi pour l’Europe du Sud-Est. La résistance serbe à s’aligner sur les sanctions européennes a par exemple fait de Belgrade le dernier aéroport européen ouvert aux compagnies russes. Dans un contexte électoral compliqué, le retour de la guerre en Europe ravive le souvenir des frappes – occidentales – et rebat les cartes de la ‘fraternité orthodoxe’. Certes, la Serbie a soutenu la résolution condamnant la Russie aux Nations unies, mais cela ne semble pas suffire à combler l’écart entre la tentation russe de la Serbie et son statut de candidat à l’UE. Selon certains experts, il faudra attendre les lendemains des élections du 4 avril pour voir se dessiner une éventuelle politique pro-européenne à Belgrade, étant entendu qu’un alignement sur les positions UE entraînerait également une révision profonde des relations avec le Kosovo. Cependant, il paraît déjà évident que le dossier serbo-kosovar demeurera une pièce centrale de l’échiquier euro-russe ; une pièce que le Kremlin ne laissera probablement pas lui échapper.

2.3.2. La diplomatie multilatérale

Le 10 mars, la Russie a annoncé son départ du Conseil de l’Europe. Un départ sans regrets, presqu’un soulagement, semble dire le Kremlin qui lance : « Let them enjoy each other’s company without Russia ». Quelques jours plus tard, l’exclusion est formalisée par les 46 membres restants et pour la première fois depuis la Grèce des colonels, un drapeau a été baissé devant l’assemblée strasbourgeoise. Un divorce qui résonne comme un échec, quoi qu’on en dise, puisqu’il a non seulement pour effet de priver l’Europe d’un lieu de dialogue, mais aussi – et surtout – de priver les citoyens russes de la protection de la Cour européenne des Droits de l’Homme. La question qui se pose, au-delà de ce coup de grisou strasbourgeois, est de savoir si le désengagement russe est susceptible de se reproduire dans d’autres organisation multilatérales, telles que l’OSCE. Si Moscou ne donne pas de signe de vouloir quitter l’organisation, on observe toutefois une très sérieuse dégradation du processus décisionnel. Le « walk out », d’abord, lorsque les occidentaux quittent la salle face aux déclarations excessives des représentations permanentes russes. Les blocages, ensuite, sur de nombreux dossiers, dont celui de la special monitoring mission (SMM), « les yeux et les oreilles de la Communauté internationale » en Ukraine, qui avait bien entendu été évacuée au début de la guerre mais qui est désormais contrainte au repli définitif depuis que la Russie a formellement refusé de renouveler son mandat, le 31 mars. Après la fermeture unilatérale de la Border Observation Mission, l’an dernier, la fin de la SMM signe la fin des missions d’observation internationales en Ukraine.

2.3.3. Une diplomatie globale

La première résolution de l’AGNU sur la guerre en Ukraine a été adoptée le 2 mars par 141 votes pour, 5 votes contre et 35 abstentions. Parmi les abstentions, 17 pays étaient des pays africains, indiquant une tendance assez significative sur le continent. 8 pays, dont l’Éthiopie, le Burkina Faso et la Guinée, n’ont pas voté. Ces lignes de fracture diplomatique posent un réel problème aux États-Unis et à l’UE qui sont également les plus importants donateurs de ces pays. Dans ce contexte, il n’est pas exclu que l’UE conditionne désormais un certain nombre de programmes d’assistance à une prise de position claire de la part des États bénéficiaires sur le dossier ukrainien.

2.4. Le soutien moral : les limites de la diplomatie

Enfin, l’UE a multiplié les actions symboliques pour soutenir le moral ukrainien. En laissant espérer parfois plus qu’elle ne pouvait offrir, l’UE a opéré en terrain glissant, comme l’a illustré la relative cacophonie autour de l’adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE. Dans ce registre où les mots sont décisifs, les déclarations d’Ursula Von der Leyen ont eu tendance à enflammer les débats. Les termes de la Présidente de la Commission européenne, techniquement clairs, ont pourtant prêté à confusion. En rappelant le processus de rapprochement et d’intégration des marchés, le 27 février, la cheffe de l’exécutif faisait clairement référence à l’Accord d’Association existant. Mais en rajoutant ‘nous voulons qu’ils [les Ukrainiens] nous rejoignent’, elle ouvrait évidemment la voie à toutes les spéculations sur une procédure particulière pour ce pays. Pour les candidats des Balkans, l’annonce a fait l’effet d’une bombe ; pour la Moldavie et la Géorgie, partenaires de l’UE au même titre que l’Ukraine, ce fut l’occasion de sauter dans le train en marche. Quant à la Turquie, elle a demandé s’il fallait attendre une guerre pour que l’UE soit sensible à sa requête. Forcés de clarifier les choses, les Chefs d’États réunis à Versailles (10-11 mars) ont rappelé que la procédure d’adhésion était strictement définie par les traités et déclaré que « nous allons sans plus attendre renforcer encore nos liens et approfondir notre partenariat pour aider l’Ukraine à progresser sur sa trajectoire européenne ». Un retour à la fameuse nuance entre « intégration » et « adhésion » ciselée par Romano Prodi en 2002, lorsqu’il s’agissait, avec les voisins, de « tout partager sauf les institutions ».

 

3. L’ordre de bataille européen

Comme évoqué plus haut, la guerre en Ukraine a bouleversé les procédures et fait sauter certains verrous idéologiques au sein de l’UE. Dans les secteurs de la défense et de l’énergie, l’Union s’est mise en ordre de bataille pour renforcer son autonomie.

3.1. Un peu d’autonomie stratégique, s’il vous plaît

Entre la dernière révision (21 février) et le Conseil européen de mars, le texte de la Boussole stratégique connaît d’ultimes modifications liées au contexte politique. Les partisans de la ligne dure demandent de citer explicitement la Russie parmi les menaces à l’ordre européen. D’autres souhaitent au contraire éviter d’incorporer des éléments conjoncturels à un document d’orientation stratégique censé guider la politique extérieure pour une décennie au moins, et éviter d’ouvrir une boite de pandore pour la désignation explicite d’autres États tiers potentiellement menaçants, comme la Turquie ou la Chine.

Tout l’art de ce document est de mettre en place un projet à la fois ambitieux et réaliste, accompagné de mesures concrètes sous la forme de paquets « défense » et « espace » présentés par la Commission le 15 février. Les mesures concrètes pour une défense européenne incluent notamment la création d’une force de réaction rapide multinationale comptant jusqu’à 5.000 soldats, la mise en place d’un système d’achats conjoints (joint procurement), le renforcement de la souveraineté stratégique (chaines d’approvisionnement), et une harmonisation des politiques communes sur le contrôle des exportations. Les mesures incluent également d’autres éléments, notamment dans le domaine de la synergie entre recherche civile et militaire, la facilitation de la mobilité militaire à l’échelle européenne, etc.

Le texte final de la Boussole stratégique de l’UE a finalement été approuvé le 21 mars par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense en intégrant les références à la menace russe et biélorusse et les mesures concrètes présentées par la Commission. Mais de nombreuses questions restent encore ouvertes et l’ajustement des mesures concrètes est appelé à se poursuivre au sein de groupes de travail techniques. Loin d’être acquise, l’autonomie stratégique a été portée sur les fonts baptismaux : le travail d’ajustement et de mise en œuvre se poursuivra désormais à guichets fermés, et son intensité oscillera probablement en fonction de la détermination et des chances de succès des présidences tournantes du Conseil.

3.2. Résilience énergétique

Comme évoqué plus haut, le sommet des 24 et 25 mars a esquivé la question des sanctions énergétiques mais confirmé la volonté de mettre fin à la dépendance vis-à-vis de Moscou. Pour ce faire, l’UE s’est attelée à (1) diversifier son approvisionnement immédiat et (2) à accélérer et intensifier les moyens de sa résilience énergétique.

Dès avant la crise, Bruxelles avait engagé les discussions avec l’Azerbaïdjan. Le 4 février, les Commissaires Varhelyi (Élargissement) et Simson (Énergie) s’étaient rendus dans la république caucasienne pour discuter notamment de l’extension du corridor gazier du Sud-Est (à l’Albanie, au Monténégro, en Bosnie, en Slovénie et en Croatie). Le corridor mis en service en 2021 devrait connaitre une nouvelle dynamique, malgré les hésitations de certains sur l’opportunité d’un tel soutien au régime Alyev.

Dans le même temps l’UE, soutenue par les États-Unis, a démarché les fournisseurs de gaz naturel liquéfié que sont le Qatar, l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Elle a également dépêché ses négociateurs auprès de la Corée, du Japon, de l’Inde pour récupérer une partie de leurs contrats afin de les rediriger vers l’Europe. Mais face à l’urgence absolue de la fin du mois de mars, qui voit se profiler le risque d’une coupure d’approvisionnement autour du conflit sur la monnaie des factures du gaz, c’est Washington – représenté à Bruxelles par Joe Biden lui-même – qui livre la soupape espérée : pour l’année 2022, les États-Unis livreront 15 milliards de m³ additionnels à l’Europe. Au-delà de cette année, les partenaires s’engagent à « garantir, jusqu’en 2030 au moins, une demande stable de GNL supplémentaire provenant des États-Unis à hauteur d’environ 50 milliards de m³ par an ».

La guerre en Ukraine a fait éclore une série de propositions concrètes pour mettre fin à la dépendance de l’UE à l’égard de la Russie. Ces propositions se retrouvent dans le plan d’action en 10 points de l’Agence internationale de l’Energie (3 mars), dans la communication de la Commission intitulée RePowerEU (8 mars) qui schématise les actions concrètes pour un changement en profondeur du paysage énergétique européen, et dans le paquet d’actionsdéposées sur la table du Conseil européen. Parmi les mesures les plus ambitieuses, l’UE a officialisé le projet, qui flottait dans l’air, de constituer un mécanisme d’achat groupé de gaz – à l’instar de l’achat groupé des vaccins anti-Covid. Cette option permettrait d’utiliser la puissance commerciale de l’UE pour négocier des contrats, mettrait fin à la concurrence entre États membres pour la conclusion de contrats et priverait donc le Kremlin – ou d’autres acteurs – d’un instrument de chantage ou de division des européens. Pour Politico, si l’idée vaut son pesant d’or vert, elle ne devrait toutefois pas donner de faux espoirs tant les obstacles sont nombreux… En commençant par les règles de la libre concurrence elles-mêmes, suivies par la volonté politique des 27 de jouer le jeu collectif, les mécanismes de solidarité, les clefs de répartition et les débats sur le prix.

En somme, dans ce domaine comme dans d’autres, la guerre a fait arriver le dossier sur la table des Chefs d’États et de gouvernement, où il ne serait probablement pas arrivé avant des années si la crise n’avait bousculé le cours de l’histoire. Cette trajectoire ne mène pas nécessairement à la décision, mais elle emprunte le chemin le plus court pour y parvenir.  

Deuxième initiative importante face à la Russie, la proposition législative d’augmenter le niveau de stockage obligatoire et de fluidifier les mécanismes de solidarité entre États membres (et voisins) pour garantir la sécurité d’approvisionnement au cours de l’hiver prochain. Cette proposition inclut notamment des mécanismes de solidarité entre les États qui disposent de capacités de stockage et les autres. Selon la Commission, la capacité de stockage de l’UE est distribuée sur 160 installations dans 18 États membres, mais les trois-quarts (73%) du gaz sont concentrés dans 5 pays : Allemagne, Italie, France, Pays-Bas et Autriche. La proposition législative propose d’imposer une répartition minimale dans tous les pays. Elle prévoit aussi un mécanisme de certification des installations pour empêcher que des installations stratégiques ne soient contrôlées par des entités ou des personnalités d’États tierssusceptibles de mettre en péril la sécurité d’approvisionnement de l’État ou de l’Union. Le 30 mars, le Benelux, la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse signaient une déclaration politique sur le renforcement de leur coordination pour le stockage du gaz, en utilisant notamment les infrastructures transfrontalières.

Conclusion

Fin mars, l’UE est arrivée au bout d’un premier cycle. Elle a goûté à l’expérience de l’unité politique et de la rapidité des décisions. Cet état de grâce est aujourd’hui son bien le plus précieux : la priorité est d’éviter une fragmentation trop rapide sur les dossiers plus sensibles que sont l’énergie et la défense. Ayant balayé de nombreux obstacles administratifs et idéologiques, l’UE a fait des choix ambitieux : la boussole stratégique, l’exportation de matériel militaire, la protection des réfugiés, l’accueil de l’Ukraine au sein de la « famille européenne » ou la réduction de la dépendance aux hydrocarbures russes. Au-delà des effets d’annonce, c’est un travail technique de longue haleine qui devra donner corps à ces ambitions. Or, dans l’atmosphère feutrée des comités techniques et des clearing houses, les capitales risquent de retrouver facilement leurs réflexes souverains ou souverainistes.

En ce début de mois d’avril, les États membres redéfinissent déjà leur posture sur les acquisitions d’hydrocarbures. Entre le 1 er et le 4 avril, les Baltes ont déclaré un embargo sur les énergies fossiles russes. Dans la foulée, la présidence française a réagi aux révélations sur le drame de Boutcha en demandant des sanctions sur le pétrole et le charbon. La pression s’accentue, et la balle est clairement dans le camp de l’Allemagne. Comme en 1989, mais, cette fois, pour tracer les frontières d’une Europe sans Russie

Dossiers à suivre
  • L’intensification des sanctions, en particulier dans le domaine des matières premières
  • La déstabilisation du voisinage européen, dans les Balkans, mais également en Moldavie
  • Les dynamiques conflictuelles au Conseil de Sécurité des Nations Unies, en particulier le projet (américain pour l’instant) d’exclure la Russie du Conseil des Droits de l’Homme
  • Le positionnement des États d’Asie centrale, après que le Kazakhstan a dénoncé la guerre en Ukraine et annoncé son refus d’aider Moscou à contourner les sanctions.
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